
Passer des 1349 pages du « 2666 « de Roberto Bolano à la « Suite inoubliable » d’Akira Mizubayashi, est une gageure, que seule la littérature autorise. Flâner dans les bibliothèques et passer d’un auteur chilien à un maitre franco-japonais, puis découvrir une autrice américaine Joan Didion et revenir chez une autrice française Jeanne Benameur, mais quel plaisir insolite de multiplier ainsi les expériences à la fois culturelles, intellectuelles, émotionnelles, enrichissantes pour le cœur et l’esprit.
Quel bonheur dans ce monde fou d’être fou de lecture.

Akira Mizubayashi est un auteur franco-japonais, né au Japon mais, plusieurs années étudiant à l’Université Paul Valery de Montpellier, puis Normal Sup-Paris, et enseignant à Tokyo. Ce qu’on pourrait appeler en psychologie, un HPI (Haut Potentiel Intellectuel). Il écrit en Français, à la perfection, et ses romans, essais ou nouvelles ont la particularité de ne pas être traduits en Japonais pour ne pas déflorer la spécificité de la langue française.
« Suite inoubliable » est mon premier livre de cet auteur, le troisième volet d’une Trilogie qui comprend « Âme Brisée » et « Reine de cœur » mais qui peut se lire indépendamment des deux autres. Pour moi ce sera donc une lecture à rebours.
« Suite inoubliable » est un voyage qui tient autant de l’histoire d’amour (complexe) que du récit musical, le personnage central étant un… violoncelle. Ou plutôt deux violoncelles jumeaux. Pas banal. L’auteur nous conduit par un chassé-croisé entre les années 2016 et le Japon des années 45 au tréfonds de la guerre, lorsque le maitre du Japon est non seulement l’empereur, mais une incarnation du droit divin, pouvoir divin qu’il n’est pas prudent de contester, ne serait-ce qu’en pensée. C’est alors le parcours de Ken, 25 ans, violoncelliste de génie qui part à Paris se frotter et se former aux plus grands maitres de cet instrument, jusqu’au catalan antifranquiste Pablo Casals, remporter les plus hautes distinctions à Lausanne et repartir au Japon avec un violoncelle qui tient autant de l’œuvre d’art que de l’instrument, façonné par un maitre luthier vénitien Matheo Goffriller en 1712, pour une durée de 7 ans, avant de le rendre à la Fondation qui en est propriétaire. Le jeune Guilhaume Walter est aussi violoncelliste de génie mais en 2016, notre contemporain. Six danses, comme « les six concertos pour violoncelle seul « de Bach rythment l’histoire, qu’on pourrait qualifier de thriller musical. Voilà un chassé-croisé entre deux histoires d’amour, sur fond de guerre mondiale pour la première, pas si parallèles puisque les courbes sentimentales vont historiquement se rencontrer. Les deux violoncelles tiennent une place prégnante dans cette histoire, à la fois faire valoir et figures à part entière servant de pelote de laine au récit, qui va se dérouler de manière subtile, complexe, émouvante.
On apprend beaucoup de choses passionnantes sur la facture des instruments à cordes par des maitres luthiers. Qui connait en dehors des spécialistes, « la fracture de l’âme » marque d’usure de tels instruments qui devront être détablés pour être réparés ? Le parcours musical m’a enchanté, ébloui, il contraint forcément le lecteur à s’ immerger dans les œuvres évoquées et jouées.

Les suites pour Violoncelle de JS Bach, le concerto pour violoncelle d’Edward Elgar, le divertimento de Mozart pour trio à cordes, et bien d’autres. Dans un monde que je trouve aujourd’hui si pauvre musicalement, nous voilà saisis par l’archet de ces deux interprètes de génie qui à 50 ans d’intervalle nous procurent un frisson musical pour beaucoup inconnu. Si l’on pourrait mettre un bémol sur les ressorts de l’histoire amoureuse, avec des allers retours parfois compliqués, (attention à ne pas s’égarer dans les prénoms japonais !) les pages sur le champ musical sont éblouissantes, le style (très japonais) tout en retenu se libère lorsque la partition le justifie et le lecteur s’évade vers les hautes sphères de ces compositeurs divins.
« La musique de Jean Sébastien Bach avançait ainsi tel un homme solitaire marchant dans les ténèbres, un flambeau à la main éclairant le chemin qui s’ouvrait devant lui. Et chacun des auditeurs suivait cet homme solitaire dans un acte d’adhésion muette à sa démarche lente, altière, souvent résolue, quelquefois sautillante, parfois hésitante et chancelante. (…) Allant du majeur au mineur, pour revenir au majeur, chacun semblait invité à expérimenter les émotions humaines pliées plusieurs fois d’une façon complexe et vertigineusement variée. Enfin, après environ une heure de plongée méditative dans un univers musical qui semblait placer dans son centre non pas Dieu mais l’homme de la nature dans toute sa volonté d’être libre, en tant qu’être pensant, en tant qu’être sentant, Guilhaume Walter attaqua la « gigue » de la troisième suite. L’homme solitaire du début, marchant dans les ténèbres un flambeau à la main, s’était métamorphosé en jeune homme athlétique courant d’un pas agile, léger, confiant, insufflé par un élan vital qui ne faiblissait jamais, sûr de son chemin, heureux de dessiner par sa course même, une belle trajectoire de vie. L’archet du violoncelliste bougeait rapidement et énergiquement de haut en bas, de bas en haut, dans une fulgurance de mélodies et de rythmes, l’archet se détacha définitivement des cordes, les applaudissements éclatèrent. «
Dès lors, le lecteur ne sait plus si ce sont les notes, ou les mots qui les portent, prêts à embuer nos yeux d’émotion, tant cela est beau. Si, donc, l’histoire conjuguée, romanesque, romantique de ces deux musiciens et de leurs instruments, m’a paru quelquefois singulière à suivre, impossible d’en vouloir à l’auteur de nous dérouler un tel scénario qui voit resurgir les fantômes de la guerre, où passé et présent vont se mêler pour accoucher d’une conclusion bouleversante. Les personnages sont tous attachants, positifs, Hortense l’amie luthière de Ken comme Pamina 50 ans plus tard celle de Guilhaume , les maitres luthiers, au premier rang desquels le nonagénaire Jacques tellement bien typé, les indices font pister le lecteur telles la formule secrète gravée en latin sur un banc qui va servir de trait d’union entre les deux destinées, les cachettes à l’ancienne puis la résurrection des lettres, inattendues, secrètement enfouies au fond des instruments nous font tellement bien oublier notre quotidien, sans jamais négliger le fond d’écran que sont la guerre, la mort, l’amour, la famille, la transmission des valeurs humanistes, bref c’est un roman, où l’habileté mêlée à la simplicité des personnages nous plongent dans une perplexité délicieuse. La force politique et sociale de la musique est telle que les images de Rostropowitch jouant Bach devant le mur de Berlin défait ont rejailli de mes souvenirs .

Je ne sais pas si cette suite est inoubliable, mais ce roman l’est sans nul doute. Et voilà un auteur dont je découvre et le talent d’écriture et l’érudition musicale. Ma playlist de mélomane amateur est bien remplie pour les semaines à venir. Comme ma bibliothèque.
Akira Mizubayashi
Suite inoubliable
Editions Folio
Avril 2025
258 pages
Cet homme est passionnant. Ecoutez… quel français !