Daniel Keyes : Des fleurs pour Algernon  

Algernon , c’est une petite souris de laboratoire, animal souvent choisi pour expérimenter tout un tas de recherches scientifiques, souvent discutées d’ailleurs,  allant de la pharmacologie aux études de comportement. Et les fleurs, elles seront pour Algernon.

Ce livre écrit par Daniel Keyes et publié en 1966 est un classique de la Science-Fiction. Mais au fil des années la dystopie s’éloigne pour se mystifier en une sorte de réalité troublante.  Si ce texte fut au départ une nouvelle à succès dans la presse spécialisée Américaine, l’auteur l’a retravaillée sur plus d’une dizaine de versions, l’a remaniée pour bâtir    un roman à son idée, bataillant ferme contre les visions mercantiles des éditeurs et des agents littéraires dont les vues commerciales étaient à mille lieux des siennes.

Charlie Gordon est un attardé mental, il a un QI faible, il vit avec ses parents et sa sœur, normale. Il est apprenti boulanger, où il est surtout employé aux basses tâches, ménage, nettoyage. S’il est en permanence moqué, raillé, par les gens qui travaillent avec lui, il n’est pas pour autant méprisé. On l’aime bien, mais c’est une bonne poire.

Des travaux de neuro chirurgie expérimentés avec succès sur une souris, Algernon, décuplent l’intelligence de l’animal. Elle réussit tous les tests   imposés, jusqu’aux plus complexes, essentiellement dans les labyrinthes conçus pour explorer son sens de l’orientation et déjouer les pièges qui lui sont tendus. Les résultats s’avérant stupéfiants, l’équipe médicale réfléchit à l’idée de transposer l’opération chez un être humain. Et c’est Charlie qui sera choisi.

Le professeur Namur et le Dr Strauss, la psychologie Alice Kinian vont choisir et prendre en charge Charlie, lui-même très motivé pour devenir intelligent. Les résultats obtenus chez la souris s’avèrent en effet reproductibles chez l’être humain. Jusqu’où ? Jusqu’à quand ?   Charlie progresse intellectuellement à grande vitesse comme en témoignent les comptes rendus que les scientifiques lui imposent d’écrire dès le début, et l’on suit sa progression intellectuelle au rythme de l’amélioration de ses rapports, son orthographe, sa syntaxe, son jugement, son autoévaluation, sa prise de conscience surtout de ce qu’il est en tant qu’être humain. Mais toute expérience a ses limites, car les résultats obtenus sur la souris, Algernon , s’avèrent vite transitoires, éphémères, et Charlie devenu génie prend vite conscience que son état va se dégrader à son tour.  Au point culminant atteint, va   succéder une dégradation vertigineuse de son intelligence. A la différence près cette fois, que Charlie a pu prendre conscience de ce que c’était qu’être intelligent, mieux encore, génial, pouvoir analyser, réfléchir, critiquer, imaginer, proposer, apprendre et inventer.  

Cela les frappa de stupeur.

J’ai appris beaucoup dans ces derniers mois dis-je. Non seulement sur Charlie Gordon, mais sur la vie et sur les gens, et j’ai découvert que personne ne s’intéresse vraiment à Charlie Gordon, qu’il soit un arriéré ou un génie. Alors quelle différence cela fait-il ?

Mais qu’attendais tu lui rétorque le Pr Namur ? Cette expérience était calculée pour augmenter ton intelligence pas pour que tout le monde t’aime. Nous n’avions aucun contrôle sur ce qui arriverait à ta personnalité, et d’un jeune homme arriéré, mais sympathique, tu es devenu un salopard arrogant, égocentrique, antisocial.

-Le problème, mon cher professeur, est que vous vouliez quelqu’un que vous pourriez rendre intelligent, mais qui pourrait encore être gardé dans une cage, et exhibé quand ce serait nécessaire pour que vous récoltiez les honneurs que vous recherchez. L’ennui, c’est que je suis une personne. « 

Tout est dit. On a bien peu progressé dans les rapports humains.

Charlie est un fêlé. Il restera d’une façon ou d’une autre un fêlé toute sa vie. Mais à travers toute fêlure, il y a un rayon de lumière qui passe. Il est touchant dès les premières pages, lorsqu’il écrit ses comptes rendus imposés par ses médecins, bourrés de fautes d’orthographe et de syntaxe, mais aussi pleins d’images et de feeling. Il est flippant quand on le voit changer peu à peu mais sans renoncer à ce qu’il est vraiment, à ceci près qu’il est désormais capable de se retourner sui lui-même, et de s’analyser. Il acquiert de la profondeur. Il est troublant lorsqu’il se rapproche de ce qui aurait pu être sa véritable vie, de par ses connaissances nouvelles, les langues parlées, les intuitions et les fulgurances de pensée qu’il est désormais capable d’avoir. Il nous fait pleurer lorsqu’il chute, et qu’il le sent, et qu’il le sait, lorsque la créature échappe à ses créateurs.  Il nous bouleverse lorsqu’il dégringole, se désagrège dans une explosion atomique de l’esprit au point de se fondre dans une forme de matérialisme mystique.

On retrouve chez Daniel Keyes, ce thème récurrent du Syndrome dissociatif de la personnalité, d’un éclatement et d’un émiettement de l’âme, une sorte de schizophrénie créée de toutes pièces, lorsque Charlie Génie parle de Charlie idiot. Parce que Charlie Génie reste toujours un décalé de la vie, poursuivi qu’il est par ses racines, avec son double qui lui colle à la peau, ce Charlie désadapté qui demeure toujours à quelques encablures de lui, exerçant tacitement un pouvoir de témoin culpabilisateur cadré, tout près, dans sa fenêtre. Parce qu’en dépit de l’opération, « Charlie idiot est toujours en lui ».  On retrouvait déjà cette problématique de l’auteur   dans son autre grand texte « les Mille et Une vies de Billy Mulligan ».

Ce livre nous plonge dans un abime de questions et de réflexions, sur nous et sur l’autre.    On ne rit jamais de Charlie, on rit ou on pleure mais avec lui.

De quoi cette histoire est-elle la métaphore ? Peut-être tout simplement de s’accepter tels que nous sommes, se laisser accepter et aimer tels que l’on est, avec respect, avec nos propres failles. Nous faisons de notre mieux. Ce livre paru en 1966 n’a vraiment pas pris une ride, il nous conforte dans ce sentiment de compréhension et d’attention nécessaire à   l’autre.  Il se révèle au final très actuel face aux résurgences intolérables du racisme de toutes sortes, à l’ostracisme de la différence, et pose aussi la question d’un eugénisme dont l’Histoire nous a démontré la faute.  C’est un très beau message d’espoir mais aussi de prudence sur les institutions et sur les manipulations dont nous sommes l’objet. Parce que  bien avant l’heure, il pose la question  de l’Intelligence augmentée  et du Transhumanisme. En tous cas, je l’ai ressenti comme ça.

La version complètée de l’ouvrage est aussi passionnante, car l’auteur partage le cheminement qui l’a conduit à écrire ce livre, ses difficultés à frayer dans le milieu littéraire américain des années 60, sa volonté de ne jamais dévier de l’histoire qu’il tenait à écrire sans influences.

Je trouve avec le recul, ce livre universel. Il finit par se dégager et se dissocier de son auteur pour prendre son envol et devenir autonome. C’est le propre des grandes œuvres. Charlie se libère de son créateur. Il vit sa vie. Et son double animal métaphorique, Algernon ,   demeure là :  les fleurs sont pour elle. Et sans doute aussi pour Charlie. On les quitte tous deux,  la boule au ventre.

Magnifique. A lire, ou à relire. Une histoire impossible à oublier.

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