

Plus jeune j’aimais bien la boxe. J’étais fasciné par ces rois de l’esquive , souvent issus de milieux modestes qui lors de combats épiques lâchaient tout ce qu’ils avaient, répétant une sorte de danse improvisée sur le ring, conscients qu’ils jouaient là leur carrière, leur vie, leur destin. Médusé, je bandais tous mes muscles en les regardant, fasciné, comme si c’était moi sur le tapis. L’argent a beaucoup changé ce qu’on appelait le « noble art « en transformant ce sport en spectacle marchand. Il m’en est resté le vocabulaire pugilistique qui m’est venu, à la lecture d’Écarlate », le livre culte de Christine Pawloska.
Publié en 1974, ce récit est l’unique œuvre de cette autrice Alésienne. Un cahier manuscrit était arrivé on ne sait par quel biais, sur le bureau de Simone Gallimard, qui consciente du trésor qu’elle tenait entre ses mains l’avait aussitôt publié. Si la principale librairie d’Alès l’avait propulsé d’emblée en vitrine, la critique nationale de l’époque, de François Nourrissier à Claude Mauriac, en avait fait son miel, présentant son livre comme un nouveau « Bonjour Tristesse » de Françoise Sagan et alignant son autrice sur le même plan qu’une toute jeune écrivaine Annie Ernaux. L’autrice (1952-1996) nous a servi là son seul et unique récit, si elle a continué d’écrire ( des poèmes essentiellement) elle n’a plus jamais rien publié, décédant vingt ans plus tard dans des circonstances incertaines ( suicide ou feminicide? ).


Reprenant ma métaphore du début, sa lecture a déclenché chez moi une tension que j’imagine courante après un enchaînement de directs au foie, suivi d’un uppercut au menton pour finir par un crochet dévastateur à la face et au cœur, me laissant sonné, groggy.
« Écarlate « raconte les méandres de la vie d’une jeune fille de dix huit ans, pleine de flamme et de violence qui se déploie sur une centaine de pages, révélant sa relation complexe et duelle avec sa mère, son amour chaste avec son amie Melly, sa relation amoureuse, d’une incandescente pureté avec son jeune amant Manuel.
« Je l’aimais à tel point que je m’étais persuadée qu’elle allait mourir. Je n’imaginais l’amour que malheureux (…) Toutes les fois que j’ai aimé quelqu’un, j’ai ressenti avec horreur sa fragilité et la facilité avec laquelle je pouvais le perdre. Toutes les fois que j’ai aimé, j’ai pensé à la mort ».
Mais elle questionne aussi à travers une spiritualité ravageuse quasi mystique une génération qui aujourd’hui manque tant d’absolu, donnant au récit un aspect actuel et quasiment prophétique.
Enfin, sa féminité tranche , illuminant le cœur de son texte.
Ce livre tant par la forme que par le fond transcende les genres, les modes, les générations, les époques.
Ce récit de vie a profondément résonné en moi, me ramenant de façon fulgurante à mes années d’adolescence, vous savez ces années entières où l’on se demande avec force si le jeu de vivre en vaut bien la chandelle, où nos lectures nous conduisent vers Kafka, vers Camus, vers Kierkegaard ou vers les écrivains de l’absurde. Où la compromission n’a nulle part sa place, où les grandes questions existentielles se posent, où l’ultime décision d’exister est la vertu cardinale de notre vie.
Mix de Lila Cerullo et Lena Greco dans « l’amie prodigieuse » (en mieux), de Christiane F 13 ans, de Mouchette de Robert Bresson ( en aussi bien) ou encore dans la défonce spirituelle, de Thérèse de Lisieux dont le trip dévastateur des écrits mystiques faisait écho au splendide film éponyme d’Alain Cavalier , Christine, 15 ans, c’ est un peu de tout ça.


L’écriture, magnifique, propulse le livre au panthéon des œuvres maudites, (mais pourquoi après tout maudîtes) , par son style et son épaisseur d’une maturité impressionnante, rejoignant dans une veine poétique radicale et sauvage des auteurs comme Sylvia Plath, Virginia Woolf , Fritz Zorn dans « Mars » ou encore dans un registre différent John Kennedy Toole avec la « Conjuration des imbéciles « . Qui pourrait écrire ainsi aujourd’hui lorsque l’on voit beaucoup de nos jeunes, cyphotiques à force de s’arc-bouter sur leurs portables. Et pourtant, leur génération au réel obscurci, n’est pas plus épanouie, détachée et heureuse qu’à cette époque.
Il y a chez cette jeune fille une sorte d’objection de conscience permanente au conformisme auquel elle est programmée , son refus catégorique dès le début du texte de devenir adulte, on la voit s’éloigner définitivement de son amie , quand, vers la fin du livre celle ci choisit une vie bourgeoise.
« Jamais, jamais je ne deviendrai adulte. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Jamais je ne deviendrai comme ces écrasantes grandes personnes qui oppressaient mon enfance par la sécheresse de leurs raisonnements. Et puis, avoir tant et tant aimé, cela rend tout petit. En fermant les yeux, je regarde mon cœur, là où sont mes stigmates d’amour et je me dis: ceci est ma lumière et nul ne peut me la prendre. Jamais je ne deviendrai adulte. «
La recherche d’un amour absolu est sans doute la même qu’aujourd’hui mais écrite d’une façon telle, qu’elle provoque une déflagration chez le lecteur.
« Et je ne connais pas de douceur plus grande que celle d’une épaule reconnue où l’on pose la tête un instant, avec une infinie conscience, car c’est là l’infini de l’amour dans l’éternité d’une seconde. Il n’est pas un seul visage que je n’ai aimé au moins une fois, pas un seul jour où je ne me sois donnée toute -âme, corps et douleur, tout entière à mon cri, tout au bout de mon souffle ; et ce n’est pas ma faute si je suis plus loin de moi que mon corps, si je suis aussi loin de mes yeux que la portée la plus lointaine de mon regard, aussi loin de mon oreille que les musiques que j’entends, si je suis l’espace qui me couvre. Je ne suis que cri et violence du cri. Je ne suis que désir d’adoration. «
Ce livre oublié, Pierre Boisson, journaliste et enquêteur au magazine Society l’a retrouvé abandonné sur l’étagère d’une bibliothèque et l’a fait rééditer dans une édition très soignée qui met en valeur le texte, lui donnant ainsi, le tirant de l’oubli, une seconde chance, le complétant par une biographie de Christine Pawlowska ( de son véritable nom Kujawa) « Flamme, Volcan, Tempête » chez le même éditeur, à la recherche de la vie de cette jeune femme. Comme à sa sortie, la critique prend aujourd’hui le relai, donnant un formidable écho au texte.
Magnifiquement introduit par une préface de Blandine Rinkel , ce récit tectonique est certainement ce que j’ai lu de plus fort depuis longtemps.
Christine quitte ainsi Melly et ses lecteurs :
« Elle s’en fut définitivement, me laissant pour toujours le sentiment de mon incroyable vulnérabilité. Et pour toujours, aussi, la douleur d’offrir la mer à boire à qui n’a de soif que pour un verre d’eau. «
En début de chronique, je me décrivais sonné et groggy après ma lecture. Vraiment.
Ce n’est pas exactement ça, je dirais plutôt….KO, debout.

Christine Pawlowska
Ecarlate
Editions du Sous Sol
112 pages
Réédition 2025