Paul Lynch: Le Chant du Bourreau  

Quand l’extrème droite installe ses pions en Irlande. Que devenons nous? Que deviendrons nous ?

Paul Lynch est un écrivain irlandais de 44 ans né à Limerick. C’est son cinquième livre pour lequel il a reçu le prestigieux Booker Prize en 2023.

J’ai beaucoup de chance ces temps-ci, j’ai « la main livre » comme on pourrait dire « la main verte » pour le jardinage, car j’enchaine plusieurs lectures aussi brillantes les unes que les autres.

 Larry et Eilish ont quatre enfants, ils vivent dans un pavillon à Dublin. Lui est enseignant et syndicaliste. Elle est microbiologiste et travaille dans une entreprise pharmaceutique depuis 10 ans. Ils ont 4 enfants Mark, l’aîné, une adolescente Molly, un garçon Bailey et Ben le petit dernier. Un soir deux inspecteurs de la nouvelle police secrète récemment créée, le GNSB frappe à leur porte et demande à Eilish de voir son mari Larry. Absent, il est convoqué au commissariat, sans motif clair. Il faut dire que depuis peu l’extrême droite via son parti le NAP « (le National Alliance Party) a conquis le pouvoir, dirige le pays, sans que nous sachions s’il y est parvenu par des voies démocratiques. L’étau se resserre, assez vite sur Larry dont les fonctions syndicales ne rentrent pas dans les valeurs du nouveau pouvoir, peu à peu, le piège se referme sur lui, jusqu’à   l’isolement, l’enfermement et la disparition.  Nous allons suivre pour une grande part le récit de l’après- Larry, son effacement   dans les limbes de la nouvelle police secrète en même temps que Jim Sexton, dont la femme Carole est une amie proche. Cette conjoncture    va conduire Eilish sa femme à affronter une situation inédite et éprouvante,  piloter  le quotidien, écartelée entre sa vie professionnelle et le fonctionnement   de la maison, et l’accompagnement des enfants. Seule.  Pas faciles les enfants, Ben le petit dernier de quelques mois,  elle   l’a en permanence sur un bras, Molly un peu plus grande en pleine puberté a bien du mal à prendre conscience du moment et de la disparition policière de son père, Bailey est en pleine période de contestation pré-adolescente , rapidement Mark l’ainé veut voler de ses propres ailes et rejoindre le camp des opposants, ce  Mark qui va lui échapper : « elle revient à son fils, c’est elle qui a le plus à perdre, pas seulement un mari mais aussi un enfant, le chagrin additionné au chagrin ne donne qu’un surcroît de chagrin, elle regarde Mark comme si le temps était suspendu, son image gravée dans sa mémoire. ». 

Chacun des enfants a sa personnalité, ils ont peu de points en commun, n’ont plus leur père, leurs re-pères , ils sont tous difficiles à élever par une maman seule. Plus ou moins en rébellion, en désaccord avec les changements de vie auxquels ils sont brutalement    assujettis. Il lui faut enfin assumer Simon, son papa veuf, qui vit seul, en plein   syndrome de glissement, de troubles cognitifs intermittents et évoluant, ce que l’on comprend, vers une forme de démence de type Alzheimer.

Peu à peu   Eilish va percuter avec violence toutes les aspérités les plus folles, cruelles, incongrues, inédites de la vie, sans boussole elle va basculer dans l’incompréhension, puis dans une forme de délire peuplée d’hallucinations. Par moments lucide, son papa tache de lui expliquer ce qu’il se passe :

« C’est extrêmement simple Eilish, le NAP s’efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité-rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois, ça se produit dans ta propre vie pas dans un bouquin. « 

Simon, son père, va au fil du récit déraper dans une forme de  sénilité incontrôlable, je me demande d’ailleurs si ce n’est pas un refuge, une manière pour lui de se dissimuler  dans un délire protecteur, la folie le préserve du moment qui se joue dans son pays.

Lorsque Larry , inquiet de son devenir, est encore à la maison, déjà le changement opère, les lignes bougent  et « Eilish se rend compte qu’elle ne se rappelle plus son aspect d’autrefois, le renouvellement des cellules est à la fois lent et rapide, on démarre dans la vie nous dit-elle  avec un certain corps qui se transforme au cours des années, Larry est à la fois le même et un autre , seuls les yeux demeurent inchangés. « Ce propos pourrait s ‘appliquer aussi à son père.

La descente aux enfers est vertigineuse, tous les points d’appui de sa vie s’éclipsent peu à peu, ainsi de Michael l’avocat du syndicat des enseignants de Larry qui disparaît sans crier gare.

Les cerveaux de ses collègues mutent, à croire qu’une aire cérébrale a aussi basculé dans le monde dystopique des conséquences qu’imprime à la vie sociale l’extrême droite

Le face à face avec un inspecteur, John Stamp, qui pénètre une nuit à l’improviste dans sa maison pose la problématique :

« « Comment êtes-vous entré ? murmure-t-elle, les portes sont verrouillées, vous n’avez pas le droit de vous introduire dans cette maison. Je n’ai   pas le droit de m’introduire dans cette maison. Oui. Mais c’est d’une croyance dont vous me parlez. Ce n’est pas une croyance mais un fait reconnu par la loi. Un fait. Oui, nous vivons dans un État de droit, vous ne pouvez pas violer nos droits comme ça. L’État de droit. Oui, c’est bien ce que j’ai dit. Vous employez ce mot, droit, comme si vous le compreniez, alors montrez-moi les droits qui sont innés chez l’homme, montrez-moi la table sur laquelle ils sont gravés et à quel moment la nature en a décidé ainsi. (…) Vous vous définissez comme une

scientifique, et pourtant vous croyez à des droits qui n’ont aucune existence, ces droits que vous mentionnez ne peuvent être vérifiés, ils ne sont rien qu’une fiction instaurée par l’État, et c’est à l’État de décréter ce en quoi il croit ou ne croit pas en fonction de ses besoins. « 

Voyez-vous le style de l’auteur ? L’écriture est particulière, elle jaillit d’une traite dans des chapitres longs et denses, sans paragraphes, d’un seul tenant, mélange de descriptions de scènes du quotidien et de dialogues emplis d’impuissance, ce qui donne encore plus de gravité  au propos.

C’est je pense le cœur du livre et la partie la plus intéressante.

Méthodiquement, le GNSP écarte un par un tous les repères gênant, tous les garde-fous, tous les jalons d’une vie sociale normale, toute velléité à se rebeller, Eilish est abandonnée,   laissée seule avec ses enfants, désemparée.

C’est un récit construit par strates successives, la famille qui perd ses repères, la police qui fait office de nettoyeur à haute pression, le parti et une sorte de nébuleuse invisible qui tire les fils de la situation sans que l’on sache qui est derrière, hormis une idéologie fasciste qui manipule les cerveaux.  Même à l’étranger les pays voisins s’alarment, les opposants se rebellent, mais sont rapidement écrasés, au point que la seule solution demeure la fuite. Parce qu’Eilish se trouve confrontée à une administration du refus permanent, avec des employés serviles qui n’ont pas d’autre choix que d’appliquer les consignes, sous peine, en cas d’un soupçon d’humanité, de se voir eux aussi éliminés. Jusqu’à bientôt ne plus pouvoir se déplacer librement dans sa ville, « ils ont barré la M7 avec des blocs de béton, il y a des militaires et des blindés, ils sont franchement tendus, les rebelles ont gagné du terrain, bref on m’a refoulée et obligée à faire demi-tour, le soldat est resté très poli, je connais quelqu’un qui peut me procurer un justificatif comme en ont les travailleurs essentiels, ça me permettra de circuler comme je voudrai « 

C’est le parti pris de l’auteur, non pas de faire un roman à codes, à tiroirs, que se passerait-il si l’extrême droite arrivait au pouvoir et ce par quels moyens. L’auteur a décidé de décrire une vie qui s’effrite, qui se détache par lambeaux, qui s’effeuille. Où est le sens ?  Le récit est transmis de l’intérieur. Parce que l’action en tant que telle est limitée, tout est dans la vie intime d’Eilish, dans ce magnifique portrait de femme qui perd tout.  Tout.

Brillant par son style ramassé, très resserré, le livre pose une question : « est-ce vraiment une dystopie ? On ne sait rien de l’avant, ni des forces politiques en présence, on peut juste deviner. Le propos de l’auteur est   habile mais grave, décortiquant ce qui peut arriver à une famille moyenne qui ne s’aligne pas sur les valeurs d’une puissance d’extrême droite. Jusqu’à mettre en danger le noyau familial, et aller jusqu’à le fracturer, le dépecer. Ce pays, qui pourrait être le nôtre un jour, est sous l’effet d’une bombe à défragmentations, c’est-à-dire rapidement et subitement éclaté.  Comme tant d’autres endroits dans le monde.

Jusqu’à l’exode. Et c’est alors une éprouvante réflexion sur le départ, sur la migration, la décision de quitter, d’abandonner sa terre natale.

C’est je pense la partie la plus faible du roman, j’ai peine à croire que dans un pays comme l’Irlande connu pour son accueil et la gentillesse de son peuple, on en arrive jusqu’à une situation calquée sur l’exode syrien. Qui peut dire ?

Mais Paul Lynch s’en explique : « mon livre n’est pas un texte sur l’Irlande et ce n’est pas non plus une fiction dystopique. Il autorise plusieurs lectures. On peut le lire comme une mise en garde de ce qui pourrait advenir aux démocraties libérales en Occident. Ou comme un cheval de Troie, amenant le lecteur à un endroit où il se rend compte de ce qui se passe en ce moment dans certaines parties du monde ».

On adhère spontanément à ce très beau portrait de femme ordinaire, qui nous ressemble en détails, et qui pourrait être nous, notre sœur, notre amie.     « L’histoire est le registre silencieux de tous ceux qui n’ont pas su partir à temps ». Nous dit-il. Sans doute.

Cela fait craindre pour des lendemains qui déchantent. C’est aussi cela qui donne un caractère dramatique et presque effrayant au livre, déclenchant chez le lecteur un profond sentiment d’insécurité. Eilish passe d’un statut social normé, reconnu et envié à celui d’une migrante qui fuit sur les routes, ballotée dans un monde d’errance inconnu. Bien sûr que l’on pense à « La Route » de Cormac Mccarthy ,

Dans une très belle interview accordée à Mediapart, Paul Lynch brosse avec sensibilité la tâche de l’écrivain, il dit bien « qu’avec ce livre, il voulait dépasser le spectacle du monde pour entrer dans des espaces où l’on ne sait pas imaginer notre chemin ». C’est vraiment un raccourci fulgurant de son récit.

Et citant Nietzsche, il ajoute « la pitié demande beaucoup d’imagination ».

Beaucoup d’émotions. Un grand livre. 

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