
Je l’ai manqué. Ce livre, je l’ai manqué. Oh me direz-vous, on ne peut pas tout lire. Bien sûr, nous tous lecteurs, nous en ratons des livres, ils ne nous font pas de l’œil, ils ne nous attirent pas, on n’a rien lu dessus qui nous fasse froncer les sourcils, tendre la main ne serait-ce que pour en caresser la couverture, le regarder, l’approcher et puis se décider à le prendre d’une main, le soupeser, le retourner pour en lire la quatrième de couverture, en feuilleter quelques pages, et puis le rajouter à ceux que nous serrons déjà sous le bras.
Paru en 2020, on a bien des excuses, nous plongions tête baissée dans une pandémie dont nous ne savions pas ce qu’elle allait détruire en nous, dans nos communautés, dans nos sociétés. Un temps aussi imprévu qu’inédit. Mais tout de même, je m’en veux un peu. Parce que « Fille » de Camille LAURENS, s’avère être un livre important pour moi. Pas majeur mais presque. Pas le meilleur, mais tellement utile, tellement critique, tellement fin, sur l’homme que je suis, rassurez-vous, je ne suis ni pire ni meilleur qu’un autre, mais qui se questionne. (dans son fauteuil, le plus souvent !) En marchant parfois. En échangeant avec ma femme. « Ma » femme, voilà aussi l’expression qui me questionne désormais. Comment le dire sans mettre le pronom possessif. Sans me l’approprier.
Mais là, quand même, il est question des femmes, des filles et de leur rapport à nous les hommes, qui ne comprenons pas grand-chose, ou qui ne voulons pas comprendre, parce que, allez, que cela soit dit tout de suite, le statut quo ça nous arrange bien.

Camille LAURENS, j’aime bien toujours savoir à qui j’ai affaire. 67 ans, membre de l’Académie Goncourt, agrégée de lettres modernes, doctorat en création littéraire et artistique. Enseignante à l’Institut d’Études Politiques, Prix Femina, Prix Renaudot des lycéens. Je suis de la vieille école, les titres un peu ronflants, les décorations, les hautes études ça m’impressionne. Autant que les grandes plumes qui n’ont jamais rien fait d’autre que de de manquer l’école et d’écrire toute leur vie vous dirai je. Les deux extrêmes, au fond, me font rosir de plaisir.
« C’est une fille », première phrase, incipit du livre. Catégorie autofiction personnelle et familiale, récit, roman aussi si on veut, étude de mœurs. Ouvrage fondamentalement féministe. Pas militant. Plutôt incarné. Très. Un récit qui va décliner tous les stades du parcours féminin, du bébé naissant fille, à l’enfant, l’ado et la jeune femme, l’épouse puis la maman. A chaque échelon, bien souvent un calvaire différent.
C’est une fille. Ça veut dire, ce n’est pas un garçon, et c’est bien dommage.
« Vous avez des enfants demande le monsieur ?
Non, dit mon père, médecin, j’ai deux filles. «
Le cadre est posé. Ça va chauffer.
« C’est une fille », ce lamento reviendra en boucle dans le livre. Idem à chaque étape, par les hommes successivement, le père, le mari, le médecin. Avec tout ce que cela contient de machisme, de fascisme, de misogynie, de propos dépravés, de mots qui rabaissent.
Et pire encore. « C’est une fille, mais c’est bien tout de même. »
1959. Le décor est posé. Famille bourgeoise, le père médecin généraliste, le guide de la famille « Barraque ». La mère soumise, au foyer, gère le quotidien et ses infidélités. Laurence, prénom épicène, vient au monde. A cette époque pas d’échographie pour préparer l’entourage, famille et amis, les prédictions, si peu scientifiques mais déjà avant l’heure, » pas de nausées c’est un garçon, envie de vomir c’est une fille, libido au plus haut c’est un garçon, désir en berne c’est une fille. Envie de sucre, c’est connu, les filles sont gourmandes, Ballon rond beau garçon. Et pire, les hypothèses qu’on échange sous le manteau, si on a joui pendant la conception ce sera un garçon, si on n’a rien senti va pour une fille. Maman est inquiète. «
Dans les couloirs de la maternité : « Alors ?
C’est une fille !
Ah ! C’est bien aussi. «
Camille LAURENS ne nous épargne rien, elle n’a pas à le faire, égrène tous les poncifs qui trainent depuis des siècles sur l’avantage d’être un garçon, sur la faiblesse de naître fille. Il y a déjà Claude l’ainée, ce sera Laurence pour la seconde. On est à touche touche avec les prénoms de garçon. C’est fort. Avec une écriture pleine de finesse, avec une trame de souffrance refoulée, générationnelle, Camille LAURENS va nous raconter comment son double, Laurence a grandi. Elle ne nous épargnera rien de l’évidence au non-dit familial. Tout ce que l’on a dissimulé pendant tant d’années. L’absence du père qui ne s ‘intéresse guère à ses filles, le viol de l’oncle qui croit sa main chez lui lorsqu’il la plonge dans la culotte de sa nièce à 10 ans, le silence de la fillette, la honte, le non-dit, ce qu’il ne faut surtout pas partager. Le couvercle que l’on pose pour étouffer le scandale. Père, mère, famille se soudent.
« Je suis précoce, comme fille, oui ou plutôt comme une fille : je parle mieux que je ne bouge, j’écoute mieux que je ne cours, je préfère jouer avec les mots qu’à chat perché. Il parait que la langue est notre privilège, à nous qui apprenons si tôt à limiter notre corps »
A l’époque, à l’école tout est mixte, séparé, les toilettes garçons filles, les classes pareil. A cinq ans, Laurence sait lire. Premiers livres ce sera -Blanche Neige, les contes de fées. Pas de chance Laurence est rondelette, sa sœur l’appelle Gras du bide. (GDB). Y a mieux pour se sentir bien. Surnom vite exploité. Ça aide à grandir. Une fille danse, joue à la poupée. Un garçon joue au rugby, il court partout. Jusque dans les moindres remugles, la ligne de démarcation est en place » Quand Gilbert pète, les parents rigolent, alors que si c’est nous, ils nous disent qu’on est sales, qu’on doit se retenir. Les filles c’est salissant »
Le chapitre, terrorisant, Tonton passe par là, plonge sa main, déboutonne, explore, enfonce les doigts entre ses jambes, tient d’obscènes propos, fait ses affaires. Surtout ne rien dire, sinon Tonton se mettrait en colère. C’est l’usage. On respecte les usages.
Tout y passe, les terreurs nocturnes qu’on ignore. Le machisme paternel jusque dans les cadeaux de Noël où Laurence devra jouer avec un circuit automobile. Tout y passera vous dis-je, tout c’est-à-dire l’immonde, l’éducation sexiste, les propos, tout ce qui va structurer l’âme d’une petite fille jusqu’à son adolescence ou les relations avec les garçons, la découverte de la sensualité du premier amour seront sujette à caution. On tourne les pages fébrilement, on se demande quand et si enfin la libération va intervenir. Une vie qui foire dès le départ parce qu’on est une fille, parce qu’on nait fille, qu’on se retrouve mariée ou plutôt embastillée, où la première grossesse se passe mal, parce que là aussi le paternel médecin se posera pour faire changer la gynécologue femme pour un gynécologue homme. Qui comprend il celui-là au corps féminin ? Dur dur tout ça, pour elle bien sûr, pour la toute petite fille qui grandit ainsi. Les choses bougeront lentement, lorsque Laurence deviendra elle-même maman. Et encore, il lui faudra se débarbouiller, se débarrasser de siècles de conventions génétiquement exprimées.
Camille Laurens, détricote avec tact et finesse l’emprise, de millénaires d’oppression « naturelle » des hommes sur la « condition » féminine. Elle fait mouche à chaque page, à chaque moment charnière de la vie de Laurence. Ses pages sont poignantes, si depuis quelques années, et je ne cherche pas d’excuses au pouvoir masculin, les choses ont peut-être un peu changé, en surface, on prend bien conscience que la route est longue. La femme accouche, l’homme regarde. La femme élève, l’homme se plonge devant un match de foot. Tout dans la société, dans les mots, dans les idées, les relations, le travail, est imprimé de la sur- présence masculine. Quand une femme souffre c’est toujours normal, quand elle accouche et que l’épisiotomie est là pour laisser franchir l’obstacle, les sutures sont là aussi et suivent les douleurs … , c’est toujours normal, quand elle fait l’amour par la suite. Inévitables suites. C’est normal, c’est comme ça. Et non ce n’est pas normal, et non ce n’est pas comme ça.
Et l’on reproduit un schéma à l’identique de génération, en génération, siècle après siècle. On pourrait s’attendre à voir le père, médecin, un peu plus réfléchi, un peu plus évolué. Tu parles Charles ! Lorsqu’il explique la sexualité à sa fille, ou bien qu’il tente de le faire avec son ignorance crasse, il souligne l’importance de rester vierge. Et d’en rajouter une couche :
« Bon, en définitive, ce n’est pas compliqué, résumons-nous : il suffit d’être sage et d’obéir à votre père. Les filles ont leurs règles et elles suivent les règles. C’est tout. »
C’est moche. Trop de choses dans ce livre qui ne méritent pas d’être dévoilées ici mais lues et découvertes ligne après ligne, que justice se fasse. « On ne dit jamais une fille manquée, vous avez remarqué ? c’est parce que aucun garçon ou presque ne rêve d’être une fille, alors que l’inverse… Un garçon manqué, c’est une fille à qui il a manqué la liberté d’être un garçon. Ne pas être libre, c’est ça la souffrance d’une fille ». C’est ainsi. Non, cela ne peut plus rester ainsi. Camille Laurens démonte cette mécanique implacable qui a corseté les conventions, les règles, les femmes depuis des millénaires.
Alice la fille de Laurence, pour elle les choses bougent un peu. A 17 ans. C’est maman qui doit changer son regard sur les filles aussi. « Ce qui est terrible tu sais maman, c’est que les femmes ont peur tout le temps, partout, à toutes les époques. Évidemment elles ont moins peur chez nous qu’en Inde, enfin que ce soit conscient ou non, elles vivent dans la peur, la peur des hommes. La différence entre hommes et femmes, tu vois, c’est que les hommes ont peur pour leur honneur, tandis que les femmes, c’est pour leur vie. Le ridicule ne tue pas. La violence si. «
La maman reste pensive devant tant de maturité.
Et puis ce sont eux, elles, iels , qui en parlent le mieux, du genre, de leur sexe, des trans, des « communautés » LGBT qui ne devraient pas se retrouver parqués dans les esprits, les commentaires, les jugement narquois.
On regarde ça, nous hommes, avec bienveillance. Nous n’avons rien à dire. Juste à entendre, comprendre, intégrer dans nos cellules, dans notre esprit, notre intelligence c’est-à-dire notre faculté à comprendre, pour que le fléau de la balance parvienne à s’équilibrer. On en est encore loin. Loin aussi parce qu’il y a des retours de morale comme de bâton, celle d’extrême droite qui se répand comme un venin sur les réseaux, dans les vidéos virales, la fachosphère qui relance du diable vauvert ce qu’on appelle le néo conservatisme aux « États Unis Trumpiens », avec « un idéal de vie », un seul homme, une seule épouse, soumise « of course », ce qu’on appelle les « tradwifes », il va falloir encore guerroyer contre ça, si possible hommes et femmes réunis.
Tant que seront polluées, la rhétorique, la syntaxe, le vocabulaire, le masculin qui l’emporte encore sur le féminin dans la grammaire, la langue sera un témoin à charge pour une femme. Camille Laurens met en exergue l’importance du langage, des mots dits, pensés, écrits, c’est ce qui donne un ton différent, et aussi puissant à ce livre.
Enfin, tout ce qui doit s’apprendre à l’école se fait encore attendre, parce que l’acquis doit surpasser l’inné.
L’intelligence du livre est dans la progression des choses, de la rébellion du MLF et du MLAC dans les années 60, ouvertement politique, férocement féministe, au statut actuel où chaque fille et chaque garçon cessent de reproduire d’antiques schémas pour avancer ensemble par un contrat d’équilibre. C’est peut-être là que l’on peut sentir que quelque chose bouge, nos jeunes, nos enfants. Le vocabulaire doit se saisir de ces évidences. Chacun doit s’extraire de sa bulle de confort, pour avancer autrement

« Fille » c’est cela, le déroulement d’un cheminement intérieur, d’une prise de conscience solitaire, individuelle, d’un poids social pour que rien ne change et que tout demeure.
J’ai lu ce livre d’une traite. Un sentiment de honte m’a souvent étreint. Une prise de conscience supplémentaire pour moi aussi, faire mon ménage intérieur. Je sais que j’ai du boulot. Je sais aussi que j’aime ma femme. Et qu’il faut que tout change.
2020-2025 : Mince j’ai perdu 5 ans. Je me suis assoupi. Le réveil n’en sera que plus rude ? -. Tant mieux. C’est pas volé.
Fille déjà niée dès la naissance, puis Femme humiliée, femme déchirée, femme pas aimée, femme potiche femme boniche, femme trahie, femme violée, vie anéantie, mauvais ou faux départ ?
« Fille » est un récit politique, féministe, étincelant dans le fond mais aussi dans la langue ciselée à la perfection, empreinte parfois d’un humour noir qui se voudrait vengeur.
On respire un peu mieux à la fin.
« Tu as raison ma chérie dit-elle à sa fille, c’est merveilleux une fille »
Si vous ne l’avez pas lu, c’est le moment.
Surtout nous messieurs.
Camille LAURENS
FILLE
Éditions Folio
Gallimard 2020
250 pages
Prix Lire 2020
Vous voudriez en savoir plus, comme moi, et sur le livre, et sur l’autrice? Alors, écoutez!