


Qui se cache derrière l’œuvre littéraire d’un grand auteur, d’un auteur de génie ? Nous savons qu’Alexandre Dumas travaillait avec des collaborateurs, abattant un énorme travail de recherches historiques, géographiques, de sources et d’informations diverses, avant qu’il puisse écrire la version définitive de ses chefs d’œuvre, que Ken Follet auteur contemporain faisait de même pour ses sagas historiques, ou que l’essayiste Jacques Attali, auteur prolifique eut toute une armada de collaborateurs lui permettant de produire essais et romans, parfois plusieurs fois par an. Rien de répréhensible à cela.
Eric BLAIR plus connu sous le pseudonyme de Georges ORWELL est un auteur culte, et c’est justice, lorsque on écrit « Hommage à la Catalogne », lorsque l’on est un des premiers à critiquer le régime stalinien à travers une fable métaphorique comme « la Ferme des Animaux. » Ou qu’il invente le concept de Big Brother de façon prophétique dans « 1984 », un livre indémodable, toujours actuel, et qui fascina des générations de lecteurs. ( mais sans oublier que l’inspirateur de « 1984 « fut le grand écrivain russe de Science-Fiction Evguéni Zamiatine dans son « Nous autres » publié en 1920)

Anna Funder est une écrivaine et avocate australienne qui pose le problème dans « L’invisible Madame Orwell » de la place des femmes dans la carrière et la production littéraire de Georges Orwell et plus particulièrement d’Eileen O’Shaughnessy, la première épouse d’Orwell. Le livre est passionnant. Il ne s’agit ni d’un ouvrage à charge, ni d’un brulot féministe comme on a pu le lire ici ou là à l’encontre d’Orwell. Au contraire, si l’autrice ne cache pas son admiration pour le génie littéraire de l’auteur, elle rééquilibre simplement la place qu’a tenu Eileen dans la vie, le travail et l’existence de son mari. Celle qui fut souvent traitée comme une domestique par Orwell, assurant le quotidien, la lessive, les repas, les tâches ménagères, le gain d’un peu d’argent par des travaux de secrétariat peu gratifiants, l’entregent avec ses éditeurs, participa en réalité à l’élaboration voire l’inspiration de ses livres, de par ses conseils, ses relectures, ses avis pertinents, la frappe de ses manuscrits, et de ce fait, tint une place immense dans la vie de l’auteur. Anna Funder nous montre de manière assez froide, que sans Eileen, peut-être Orwell ne serait pas devenu ce qu’il est, un écrivain passé à la postérité. Eileen, invisible c’est bien le mot, effacée, et cependant indispensable. Sa part contributive par exemple à « la Ferme des animaux » s’est avérée primordiale ; peut-être selon certains témoignages, en a-t-elle écrit des pans entiers repris ensuite par son mari. Dans « Hommage à la Catalogne », pendant que Georges faisait le coup de feu et allait se battre avec vaillance et bravoure contre les milices franquistes, c’est elle qui dans l’ombre organisait, structurait, trouvait les financements, prenait aussi des risques inconsidérés, pour permettre à l’organisation dont faisait partie Orwell d‘exister, de survivre, au péril de sa propre vie. Payée en reconnaissance ? même pas. Car Anna Funder braque son projecteur sur un Orwell méconnu, ou ignoré de ses biographes, nombreux, tous des hommes, seulement préoccupés de faire du grand écrivain un monument. La vision d’Orwell, de sa femme en tant qu’objet domestique, mais aussi des femmes en général, qu’il poursuivait de ses avances pour des relations sexuelles en marge de son mariage, à l’insu de son épouse qui finit par fermer les yeux et le laisser faire, en acceptant de guerre lasse ses multiples aventures pour avoir la paix (?), parce qu’elle savait que de toutes façons elle ne pourrait pas, à l’époque, canaliser les ardeurs et les pratiques de son mari ( ?), que c’était alors la culture du patriarcat (?), parce que ce qui primait c’était l’œuvre avant tout?
Le parallèle avec Victor Hugo est saisissant, s’il aimait Juliette Drouet qui elle aussi tapait ses manuscrits, cela ne l’empêchait pas de multiplier les aventures sexuelles avec chaque femme qui pouvait l’approcher, Dumas pareil, Balzac idem.
Ces messieurs seraient très probablement aujourd’hui accusés de harcèlement sexuel, le génie littéraire n’étant pas là pour excuser ou autoriser n’importe quel comportement dominateur. En cela, le livre est intéressant, il a un côté universel sur le patriarcat chez les écrivains, quel qu’en soit l’époque. Il met l’accent de manière universelle, jetant un regard et une lumière crus, sur l’effacement contraint des épouses, balayées parce que ce qu’était la place des femmes, colonisées par le patriarcat, forteresse genrée indestructible, qui s’il se fissure semble-t-il aujourd’hui, a encore de « longs » jours devant lui. Mais les statues ça se déboulonne et c’est ce que fait très bien Anna Funder. Le portrait qu’elle dessine d’un Orwell, misogyne et le rend parfois, plus pitoyable que détestable, mais avec des comportements de harcèlement à l’égard des femmes qu’on qualifierait de viol aujourd’hui. Si Orwell put, écrire, c’est à Eileen qu’il le doit. Si Orwell put manger, habiter, trouver un logement, c’est à Eileen qu’il le doit. Si Orwell fut inspiré, c’est encore à Eileen qu’il le doit.

Anna Funder est-elle même écrivaine, avocate, mère de famille, menant plusieurs vies à la fois pour faire tenir à l’équilibre le cocon familial, au point de se questionner avec pertinence sur sa propre place dans sa propre famille. Sans doute est-ce au travers de sa vie personnelle qu’elle s’est intéressée à la conduite d’Orwell, aux contradictions d’un homme prompt à dénoncer les injustices, « le colonialisme comme un système raciste, despotique dont le vol est l’objectif ultime », après son enfance passée en Birmanie, le stalinisme et le franquisme dans son engagement en Catalogne, mais incapable de regarder sa femme autrement qu’avec les yeux d’un mâle dominant.
Simone de Beauvoir lie le patriarcat à la guerre quand elle écrit : « ce n’est pas en donnant la vie, c’est en risquant sa vie que l’homme s’élève au-dessus de l’animal » ; c’est pourquoi dans l’humanité, la supériorité est accordée non au sexe qui engendre mais à celui qui tue »
L’autrice s’est appuyée sur de nombreuses sources et témoignages, lettres de la plus proche amie d’Eileen, sur les biographies que Anna Funder qualifie « de fictions par omission « nombreuses, mais toutes écrites par des hommes qui consciencieusement ont effacé la place et le rôle d’Eileen. L’artiste est certes un artiste maudit, qui vit dans une précarité absolue, dans une maison isolée, froide car sans chauffage, mais incapable d’assumer le minimum vital de son quotidien. Eileen, est donc la femme potiche, la femme boniche. Et en même temps phare dans l’œuvre de l’auteur.
D’ailleurs pour comprendre l’importance qu’Eileen eut dans la vie d’Orwell, il n’est qu’à voir son désarroi lorsqu’Eileen meurt avant lui d’un cancer de l’utérus, le laissant totalement désemparé, mais en même temps d’une obsession maladive à retrouver une épouse selon ses propres critères : « Ce qu’il ’attend d‘une épouse, c’est le sexe , quand c’est possible, (à cette époque de sa vie, il était malade de la tuberculose,) il y a le réconfort » une femme pour m’encourager, il y a la nécessité de comprendre son travail, et enfin l’obligation de s’occuper de Richard, le fils adoptif qu’il eut avec Eileen. Quel programme ! Kay, une de ses liaisons, racontait que le mariage en lui-même ne l’intéressait pas, s’il aimait les femmes, il ne les considérait pas vraiment comme un atout dans la vie. Elles lui paraissaient tout à fait secondaires. Et pourtant ! Qu’aurait-il été sans Eileen ? Un de ses hagiographes, un peu plus avisés, écrit que »la phase majeure de la carrière d’Orwell débute au moment de son mariage. L’expression des sentiments n’est plus étriquée, on y lit une générosité, une humanité, une prise de conscience de la complexité d’expériences en apparence simple qui n’apparaissait pas dans ses écrits précédents et qu’on peut au moins en partie attribuer à l’influence d’Eileen. Eileen que jamais il ne nommera dans ses écrits, faisant rarement allusion à celle qu’il appelait « son épouse. » « Et pourtant Orwell a réfléchi à des artistes remarquables, comme Dali, Dickens, ou Shakespeare, et à leur comportement dans la sphère privée , les critiquant férocement.
Allons plus loin. La question de fond posée par Anna Funder est celle-ci, récurrente. Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? L’auteur peut-il écrire en tant qu’individu, mais se comporter de manière tout à fait différente en mettant sa femme dans un placard ? Faut-il revoir l’histoire de la littérature à la lumière du féminisme ? On pourrait même étendre cette question de manière plus exhaustive comme le fait Jérôme GARCIN dans son récent et passionnant livre « Des mots et des actes » où il passe en revue les œuvres des principaux auteurs collaborationnistes , de Drieu la Rochelle à Lucien Rebatet, de Marcel Jouhandeau à Paul Morand, que l’on réédite depuis quelques années avec complaisance, relativisant leur comportement ordurier pendant l’occupation au bénéfice d’œuvres littéraires considérées d’un regard aimablement critique comme lisibles, et talentueuses ?
Le style suffit-il si l’éthique et la morale n’y sont pas ?
On ne peut pas vivre et écrire une œuvre avec comme angle mort le patriarcat absolu. Si l’on découvrait aujourd’hui que le passe-temps favori de Shakespeare était de violer les petites files nous dit Anna Funder, rapportant, vrai ou faux, un échange entre Orwell et Eileen, pourrait on lui dire de continuer, sous prétexte qu’il a écrit le Roi Lear ? » Et Orwell de répondre, que même si Shakespeare avait fait ça, le Roi Lear tiendrait toujours la route ! »
Ce qui nous amène à des questions plus contemporaines, Si Gabriel Matzneff a été retiré des catalogues littéraires, est ce que cela veut dire qu’au nom d’une prétendue qualité littéraire, on pourrait le rééditer dans quelques années et ne plus le lire sous le manteau ?
On a le sentiment que Orwell dans la vie privée était un être duel, mais étriqué, pour lui les femmes lui étaient biologiquement nécessaires, mais ce qui comptait avant tout c’était son œuvre. On mesure à la fin de sa vie à quel point la perte d’Eileen, a dû lui faire revoir complètement sa vision de la femme(?), au point de précipiter sa fin ? . Question sans réponse.
Anna Funder fait un récit remarquable et passionnément actuel, éprouvant et émouvant. Il y a toujours eu une femme derrière « tout grand homme ». Mais si le casting a un peu changé dans la seconde moitié du vingtième siècle, on mesure encore la longueur du chemin à parcourir.
On ressort cependant de ce livre, meurtri par le vison glauque de ce qu’était Georges Orwell, sans pour autant que l’autrice ne dévalue d’aucune façon le génie de l’auteur pour lequel elle exprime même une profonde admiration. Simplement le piédestal se fissure, parce que l’angle d’analyse n’est plus le même, Orwell comme tout homme probablement, était un homme aveugle sur la condition de la femme. En cela il fut et faible et pitoyable.
Anna Funder tâche de remettre « l’église au milieu du village » si j’ose dire, analysant la place des femmes dans l’œuvre de l’auteur, regrettant aussi l’acte manqué d’Eileen qui aurait certainement pu et su devenir une grande écrivaine, comme suggéré dans le rôle qu’elle a tenu vaillamment auprès de son mari. Eileen, à cette époque, aurait-elle pu faire autrement ?
C’est un livre plein de questions passionnantes , que j’encourage chacun à découvrir.
Anna Funder
L’invisible Madame Orwell
Editions Héloise d’Ormesson
496 pages