Barbara Kingsolver: On m’appelle Demon Copperhead   

Dernière chronique de cette année. Une année plutôt riche sur le plan littéraire, avec de très bons romans et plusieurs essais de haute tenue. Celui-ci n’est pas des moindres loin de là. Je ne connaissais pas du tout cette autrice, Barbara

Kingsolver, Américaine de 65 ans, faux air de Meryl Streep, à la bibliographie déjà copieuse et à la vie voyageuse (Congo dans l’enfance, formation musicale de pianiste, une année d’études en France avant de s’installer dans l’Arizona. Poétesse, Essayiste, novelliste et romancière engagée, dans l’écologie, la biologie de l’évolution, la défense de la biodiversité, militante en son temps contre la guerre du Vietnam, donc très motivée par l’engagement féministe, mais aussi culturel et social.

Demon Copperhead nait dans les Appalaches, et plus radicalement dans un mobil home d’une mère junkie, orphelin de père dès la naissance. Plus que de naissance on peut plutôt parler d ‘expulsion, dans sa poche à même le sol.

« Déjà, je me suis mis au monde tout seul. Ils étaient trois ou quatre à assister à l’évènement, et ils m’ont toujours accordé une chose : c’est moi qui ai eu à me taper le plus dur, vu que ma mère était disons, hors du coup. (…) Je vous parle d’une gamine de dix-huit ans, seule dans la vie et enceinte jusqu’au cou. Alors le jour où elle ne s’est pas pointée sur la terrasse, c’est Nancy Peggot qui a dû aller cogner à sa porte, débouler à l’intérieur et la trouver dans les vapes avec son matos éparpillé par terre, et moi déjà en train de sortir. Otage gluant couleur de poisson, récoltant la poussière sur le carrelage en vinyle, à pousser et me tortiller comme un ver parce que je suis encore à l’intérieur de la poche où flottent les bébés : la vie avant la vraie vie.

Si Copperhead veut   littéralement dire, tête ou chevelure de cuivre, on imagine sans mal qu’il est plutôt tendance rouquine. Une sorte de Poil de Carotte, un Melungeon comme il le dit plusieurs fois, qualificatif raciste qui qualifiait les familles de mulâtres de la Virginie, du Tennessee et de la Caroline du Nord. Un terme revendiqué par les descendants de ces familles en particulier dans les Appalaches où se situe largement l’action. Mais Demon Copperhead c’est plutôt le double inversé de David Copperfield, une sorte d’image en miroir du petit héros de Charles Dickens, David Copperfield, au fond très contemporain, se débattant dans la même mixture de pauvreté, d’absence d’hygiène, en pleine addiction aux nouvelles drogues d’aujourd’hui. Demon va se construire comme il le peut, déboulant dans une enfilade de familles d’accueil où il se retrouve placé à la mort de sa mère. Familles d’accueil qui font le job pour l’argent que cela leur rapporte, elles même à ce stade parce que depuis longtemps envahies, emportées par des tornades de problèmes.

« Un gamin de dix ans qui se défonce aux cachetons. Pauvres mômes. On est censés dire, regardez-les, ils ont fait de mauvais choix qui les a conduits à une vie de misère. Mais des vies se vivent là, en cet instant précis, se glissant entre les brossez-vous-les- dents, les-bonne-nuit-les -petits et les charriots de supermarché remplis à ras bord, où ces mots n’ont pas cours. Des enfants, des choix. Ils étaient déjà pourris, les matériaux avec lesquels on devait construire notre vie. Notre seul repère, c’était un garçon plus âgé qui n’avait jamais connu lui-même la stabilité et qui essayait de nous rassurer. On avait la lune à la fenêtre pour nous sourire un instant et nous dire que le monde nous appartenait. Parce que nos parents s’étaient tiré quelque part et avaient tout laissé entre nos mains ».

Demon va se confronter aux services sociaux réduits à la portion congrue, animés par des éducateurs eux même truffés de problèmes, avec un bonheur et une compétence variable. Demon trace son chemin comme il le peut, souvent par des zigzags hasardeux qui le font se confronter aux vicissitudes de la Vie. Ou de l’Enfer. Construction ou déconstruction, sur un mode souvent bipolaire. Si la première partie du livre met l’accent sur sa désintégration dans des familles à la dérive, peu à peu le roman se déporte vers une quête qui se voudrait salvatrice, vers le sport et le football américain, où ce futur « quarterback », coaché par un nouveau tuteur, va se révéler plutôt doué. Mais   peu à peu, confronté à la misère sociale, au manque d’envergure des gens qu’il côtoye, c’est à dire du petit loubard à des addicts aux drogues dures, au fentanyl et aux opioïdes, il va là à encore se désintégrer. Si le dessin est une corde innée qui lui va comme un gant, seule façon de pouvoir exprimer ses émotions et lui permettre de franchir un cap pour trouver une issue de secours, créant des planches novatrices de héros de comics qu’il va inventer et réussir à publier dans des journaux locaux, Demon va ramer pour se construire une identité façon puzzle, où la violence, le déracinement, l’impéritie de ceux qu’il croise ne vont pas lui rendre la tache aisée. Heureusement comme en toutes choses, l’amour même marqué du sceau de différents drames lui maintiendra la tête hors de l’eau.

Ce roman, couronné cette année par le Prix Pulitzer, partagé avec le « Trust » d’Hernan Diaz, est magnifique. C’est vraiment une grande histoire relayée par un style admirable, une expression verbale qui colle à merveille à l’histoire, des dialogues à l’emporte-pièce confluents de l’air du temps, servis par des descriptions splendides, une façon de croquer personnages et caractères qui ne sont pas étrangères au casting d’un Charles Bukowski, une densité et une novation dans l’intrigue pas si éloignée que ça d’un John Irving dans « le Monde selon Garp ».

On pense aussi au très beau livre-enquête de Mathew Desmond « Avis d’expulsion » ou parfois même à l’univers du « Seigneur des Porcheries » le chef d’œuvre de Tristan Egolff. Je campe le cadre. C’est un florilège permanent, de mots, de joutes verbales et de dialogues écrits à l’arrache, qui nous rendent addicts, nous aussi, mais à l’histoire.

 « J’aime bien penser à l’océan et à tout ce qui vit dedans. C’est un peu mon désinfectant à cerveau, ça me calme ».

 « Cette petite lumière, je vais la laisser briller (doigt levé comme une bougie). Ne laissez pas Satan la souffler. « 

 Barbara Kingslover décline de façon saisissante toute une galerie de personnages. Ainsi, nous accompagnerons dans cette rocambolesque histoire, les Peggot , Maggott aux cils si longs qu’il fera pâlir d’envie les filles qui ne l’intéressent pas,  Stoner le beau-père frustre et violent, Emmy et Tante June sa mère infirmière, Miss Barks sa première éducatrice , Poche aux yeux la suivante, Creaky , le paysan veuf depuis   peu , seul mais tant pis il fera l’affaire comme   famille d’accueil bancale. (De toutes façons il n’y en a pas d’autre et aucune avec un brin de normalité).  Le moteur n’est pas l’accueil, le carburant c’est le fric.  Et puis     Tommy qui deviendra le pote de toujours,  Fast Forward le bellâtre quarterback de l’équipe de football américain, Betsy la grand-mère retrouvée et Mr Dick dans son fauteuil roulant  agençant les pièces d’un improbable cerf-volant, Annie la Prof de dessin qui saura détecter ses talents de graphiste , Coach son dernier tuteur et Angus sa fille aux sentiments dissimulés,  Dori son immense premier amour, et tant d’autres,  toute une galerie de personnages déclassés,   troublants d’émotion , de sensibilité et de violence contenue, croqués à merveille par la plume de Barbara Kingslover. « On dirait que les gens en ont assez de la normalité dit Demon, à un moment, et qu’ils recherchent le truc zarbi »

Vers la fin du roman, alors qu’il roule en voiture, sans trop savoir où il va, Demon s’épanche, « Si je continuais à rouler, je pourrais peut-être distancer les monstres. De retour dans la voiture, direction l’Ouest, j’ai essayé d’imaginer un endroit sur la Terre où je pourrais me sentir heureux. Je me suis retrouvé les mains vides. Puis j’ai cherché un endroit où « je supporterais d’être ». Toujours rien. Maison, véhicule, cour, pré, rien ne me venait à l’esprit. Aucun endroit. De quoi en conclure qu’il valait mieux être mort. « 

 Évoquant son amour caché pour Angus, l’autre héroïne, BK écrit ceci : « Je nous imaginais nous tenant la main, peut être avec un chien à nous. On serait devenus des adultes. C’est tellement plus sûr que d’être un enfant. « 

  La trajectoire de ce garçon pour échapper aux opioïdes qui coulent à flots, alimentés par la malversation de laboratoires sans scrupule (pléonasme ?) qui inondent de produits les couches sociales défavorisées pour les rendre dépendants, montre à quel point les dérives libérales du capitalisme sont là pour éteindre toute velléité à se rebeller. La course à l’échalotte est en fait une recherche chaque jour, permanente, de produits, une quête pour ne pas souffrir, une manière de s’éteindre avant de s’être allumé.  Ce livre magnifique puise aux sources de l’humanité, sans s’abstenir de faire jaillir de l’espérance. Il n’y a aucun temps mort, le rythme passe par plusieurs cycles, montrant à la perfection l’univers si sombre d’une Amérique abandonnée, d’une humanité délaissée.

J’ai aimé ce style vif, jeune, percutant, émouvant, obsessionnel. Les familles et les personnages multiples qu’on se représente, dans l’instant, où seuls quelques mots sont posés pour les évoquer, comme le dit l’un d’entre eux » t’as à peu près une chance sur 100 d’être promis à un grand avenir ». Enfin, c’est un regard original et différent sur la défonce de ces junkies au bout de la vie, au bout d’une nuit sans fin, livre rempli d’amour et de désamour, d’un désespoir cramoisi, de folie tueuse comme un frelon démonté, un livre sur le cynisme de la société américaine mais qui nous contamine peu à peu, nous Européens. Un livre violent comme l’est la Vie.J’ai aimé l’architecture du livre astucieuse car sans redondance, avec   100 dernières pages qui vont clore la boucle de cette histoire, en relayant le propos de l’autrice , sans répétition   comme un replay de cette longue histoire. Je vais lire plusieurs des   anciens livres de Barbara Kingsolver , pour comprendre  son style, savoir si elle s’est adaptée à son histoire, ou bien si c’est , de toujours sa manière d’écrire.

Barbara Kingsolver dans votre salon ? Passionnant!

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