
J’ai besoin de ces œuvres opulentes, qui regorgent d’histoires mêlant réalité et fiction, naturalisme et politique, sociologie et sciences, qui me prennent par la main pour me déposer dans d’étranges contrées que je n’aurais jamais eu l’idée de visiter un jour, qui me bousculent moi et mes idées toutes faites et arrêtées, et qui me laissent, une fois le roman achevé, exsangue, bouleversé d’incertitudes mais aussi charmé, chamboulé d’impressions que l’auteur a su éveiller en moi, lecteur.

Barbara Kingsolver est de ces écrivaines qui savent créer une disposition à s’ouvrir à des étonnements, des sensations, des impressions inattendues. Découverte cette année avec « On m’appelle Demon Copperhead » dont j’avais ici même chroniqué mon enthousiasme, livre fleuve empli de meurtrissures, d’une écriture splendide, limpide, fleurie d’émotions où l’on sent que l’autrice n ‘échappe pas au plaisir d’écrire pour elle-même comme pour ses lecteurs. Elle s’inscrit pour moi dans la lignée d’un Jim Harrison, d’un Richard Powers, d’un John Irving. Et j’aime avoir envie une fois un livre achevé, de regarder dans le rétroviseur et découvrir ce que l’auteur a pu écrire auparavant, bref découvrir une œuvre. C’est ce que je fais avec Barbara, en me plongeant dans « cet autre monde » publié en 2010.
Deux mots sur l’autrice, pianiste classique, licenciée en biologie et en sciences dont une année passée en France, militante engagée contre la guerre du Vietnam, féministe convaincue par Betty Friedan, pas loin du Marxisme qu’elle étudia dans sa jeunesse, Master en Écologie et biologie de l’évolution tout de même, ce qui oriente manifestement son œuvre et témoigne de ses compétences. Elle vit dans les Appalaches, préfère la ruralité à la ville. Cela se sent et se ressent dans son œuvre.
Publié en 2010, « un autre monde » est un livre…splendide, romanesque, historique, sociologique, politique par tous ses angles de vue.
Nous suivons l’épopée d’Harrison Willam Sheperd, (HWS), jeune homme tourmenté, en quête permanente, observateur des gens, des faits, des instants qui construisent une histoire. Partie prenante de la vie politique et artistique du Mexique où il passe son enfance, fils d’un père américain et d’une mère mexicaine séparés par la culture comme par la géographie, il se retrouve rapidement seul et orphelin, déstabilisé. Seul, pas exactement car il intègre l’entourage puis la vie proprement dite de l’artiste Frida Kahlo et de son mari Diego Rivera, deux peintres fameux des années 30, adoubés par le mouvement surréaliste français et par André Breton. Deux peintres géniaux à leur façon quoique différents, mariés puis séparés puis de nouveau mariés, politiquement engagés. Frida, personnalité hors normes, frappée par la poliomyélite qui fragilisera sa vie mais aussi ses os et tout son squelette, un pied et une jambe atrophiés l’empêchant de grandir ce qui ne l’empêchera pas de créer une œuvre singulière, empreinte de fougue, de violence, de féminisme.


» Señora Frida est une contradiction dans les termes : parfois petit homme sévère, soudain femme ou enfant, mais sous toutes ses formes exigeant que vous restiez amoureux d’elle. Commandant même son géant de mari, jusqu’à ce qu’il prenne la fuite et aille poser sa tête sur le sein de femmes plus douces. C’est la vérité, pas une opinion : son sourire de chat, ses mains, les pinceaux. Tout cela, à tout moment, pouvant devenir une claque en pleine poitrine. «

Le jeune Sheperd deviendra peu à peu un familier du couple, l’aide de Rivera qui bâtit des fresques murales gigantesques, puis leur cuisinier, leur secrétaire, leur confident.
Le couple est proche de Léon Trotski, » Lev » et son épouse Natalya, exilés politiques et réfugiés au Mexique après la révolution bolchevique et l’arrivée de Staline au pouvoir, qui fera de Trotski son principal ennemi jusqu’à la fin tragique de celui-ci, que l’on connait. Incroyablement documenté, le lecteur se trouve projeté dans la vie du couple russe réfugié à Coyoacan. La surabondance de détails nous fait pénétrer au plus près de son intimité, sa vie quotidienne, sa lutte politique à travers ses écrits, mais aussi la vie domestique la plus ordinaire, les poules et les lapins que Lev se passionne à élever, les cactus qu’il se plait à étudier et à planter dans son jardin. Un Trotski sans doute plus attachant dans l’opposition, que ce qu’il était comme président du Soviet de Saint Pétersbourg ou chef de l’Armée Rouge !!

« « Tout en faisant tinter la pelle à graines, Trotski soupira. Les poules inclinèrent la tête, suivant chacun de ses gestes. « Regarde-moi ça. En 1917, j’ai commandé une armée de cinq millions d’hommes. Maintenant je commande onze poules. Pas même un coq à mon service.
-En général, « commissar », ce sont les coqs qui sèment la panique.
Il eut un petit rire. «
Lucide, envers et partout, parlant des journaux et de la presse : « ils ne disent la vérité que de manière exceptionnelle. Zola a écrit que le caractère mensonger de la presse pouvait être divisé en deux groupes : la presse jaune ment à tout propos sans la moindre hésitation. Mais les autres comme « the Times », disent la vérité dans toutes les circonstances sans importance, de manière à pouvoir abuser les gens avec l’autorité requise quand cela devient nécessaire. »
Euh… amis lecteurs, trouvez-vous que cela a vraiment changé ?
Nous suivons, sa relation avec Frida que j’ignorais, son travail, sa conception de l’art, la protection dont il est l’objet par des militants dévoués et bénévoles jour et nuit, mais aussi les failles qui vont conduire à son assassinat par Jacson alias Ramon Mercader et du fameux coup de piolet en plein crâne. Attention, il ne s’agit pas d’une œuvre militante, l’autrice ne brandit pas là un manifeste politique, elle se contente à travers les yeux de Shepherd de nous faire vivre la vie de ce couple hors du commun. Simplement ça.
Le livre est ainsi construit avec une alternance de champs et de contre champs qui ne laissent pas une minute au lecteur pour lui permettre de souffler. On reste scotché à l’histoire, avec bien du mal à s’en défaire, la troisième partie du livre voyant Shepherd retrouver les États Unis et la Caroline où il va s’installer, (« Harrison W. Sheperd quitte le Mexique les poches remplies de cendres. Voyageur affranchi. « ) vivre chichement, se tourner prudemment mais rapidement avec succès vers l’écriture, devenant dans un premier temps un phénomène adoubé par tout un public, souvent féminin, avide d’histoires romanesques en l’occurrence sur le Mexique et l’écroulement des civilisations Aztèques et Maya, pour dans la dernière partie du livre basculer dans une contre histoire dramatique où Shepherd sera emporté par les foudres vengeresses du Maccarthysme vibrionnant, dans l’après-guerre de Roosevelt puis de Truman, la naissance du FBI d’Edgar J Hoover ( dont les traits de DiCaprio me revenaient souvent en mémoire !) et du jeune Richard Nixon extrémiste sénateur avant même d’être né. Il y boira la coupe jusqu’à la lie, renonçant à l’écriture s’écriant avec émotion, « mieux vaut être mort que lu » (« Better dead than read, avec un malin jeu de mots intraduisible « better dead than red » .)
Je trace les contours de cette épopée, riche, que je laisse au lecteur le plaisir de découvrir. La période du maccarthysme m’a tout particulièrement passionné tant on peut voir le retour de bâton percuter le héros qui d’un rien, va se retrouver projeté, naïf et inconscient du risque, dans un monde de perversité politique procédant par accusations allusives faisant boule de neige, et de lui, l’ effrayante victime d’un système , qu’on ne peut pas seulement qualifier d’anticommunisme primaire, mais plutôt une machine à broyer des êtres ordinaires pour susciter un contrepouvoir des gens d’en face, les rendre malléables à une philosophie politique qui ne repose que sur la haine de l’autre, du noir, de l’étranger, du communiste ou plutôt du politiquement incorrect, construisant dans des procès à charge terrifiants, la colonne vertébrale d’un système idéologique qui est encore en vigueur aujourd’hui avec le retour du Trumpisme. Du Orwell avant l’heure.
(« Qui l’eut cru. Les journaux inventent des choses de toutes pièces.
-Ou alors ils trouvent un petit nuage de pluie et ils en font un orage »). Dans un balancement idéologique subtil, Barbara met ainsi en parallèle les procès de Moscou et ceux des Commissions d’enquête anti-américaine, les renvoyant dos à dos.
On a je pense, oublié cette période sombre de l’Amérique, où la Commission d’enquête, la HUAC (House Un-American Activitees comittee) clamait que le New York Times était un employeur majeur de communistes. Time et Life aussi.) Idéologie primaire qui finalement en sommeil se réveille aujourd’hui. Pour faire tache d’huile. Partout.
Ce livre fascine par son intelligence, la prouesse dont fait preuve BK dans son style, la puissance et la verve de son écriture.
Les 80 premières pages du livre peuvent déconcerter et convient le lecteur à s’accrocher un peu, puis soudainement, une porte s’ouvre en découvrant que c’est la secrétaire de Shepherd qui donne le tempo de l’histoire, et l’on se retrouve projeté dans un récit tantôt oppressant, tantôt libérateur par l’amour des personnages qui s’en dégage. Un brin de patience nécessaire et déterminé en fait par l’originalité du propos de BK, par sa façon de raconter et de mélanger faits historiques et éléments romancés. La narration mixe des extraits des carnets intimes de Shepherd, des correspondances avec Frida, des extraits de journaux, le tout articulé par les propos de Violet Brown, la merveilleuse secrétaire de Sheperd. « La partie la plus importante d’une histoire est celle que l’on ne connait pas. «
Où suis-je me demandais je parfois, alors que j’éteignais maladroitement et à regret ma lampe de chevet le soir !
Les lettres échangées par Shepherd exilé en Caroline avec Frida à la santé chancelante, mais à la fougue intacte, aussi virevoltante que ses jupes bouillonnantes, demeurée au Mexique, sont de toute beauté, teintées de mélancolie, de ces regrets inéluctables de ne plus être ensemble, du souvenir de moments passés et qui ne reviendront plus.
(« Insolito » comme Frida aime à l’appeler, lui disant, « Soli, écoute-moi bien. Il y a, en chacun de nous, un autre monde. La chose la plus importante est toujours celle que l’on ne connait pas. « ),
Le titre original du livre est « The Lacuna » qui signifie lacune ou vide, et dont le lecteur comprendra la réelle signification à la fin du récit. Ce livre fleuve bondissant, intelligemment découpé, utilise toute la palette des sentiments que peuvent générer les tourments de l’Histoire. C’est un livre sur l’action politique, sur la nostalgie et sur la cruauté des systèmes politiques, un livre qui débute avec le cri des singes hurleurs et se termine avec le hurlement abject des hommes singeant le comportement de leurs lointains ancêtres. Les temps n’ont pas changé, contredisant le poète Dylan.
Barbara Kingsolver réussit ce tour de force de raconter des histoires dans l’Histoire.
C’est enfin une belle réflexion sur l’écriture, « un roman a besoin d’une bonne chute, ai-je maintenu. Succès et échec. Les gens lisent des livres pour échapper aux incertitudes de la vie. Et ils construisent des pyramides pour l’éternité, de manière à ce que nous puissions les gravir et contempler la scène. «
J’ai aménagé dans ma bibliothèque, une petite étagère sur laquelle déposer les ouvrages que je relirai, une fois, deux fois, dix fois. Un « autre monde » en fait désormais partie. En majesté.
Ce livre est splendide. Vous n’êtes pas obligés de me croire. Alors, je le redis, ce livre est splendide. J’espère que vous me croirez.
Barbara Kingslover: Un autre monde
Éditions Rivages poche
618 Pages