Estelle est une adolescente juive de 15 ans qui fut déportée parmi onze mille autres enfants, à Auschwitz, en octobre 1943. L’auteur, Bastien François, consultant un site Internet qui recense et localise les enfants juifs déportés lorsqu’ils furent appréhendés, tape au hasard le nom de sa rue. Une jeune fille de presque 16 ans, habitait là, toute proche. Je n’oublierai jamais Estelle.

Voilà un livre passionnant et terrible, fort et impressionnant, dont je suis surpris qu’il ait été aussi peu médiatisé. Pas un mot, une ligne, dans la presse, ni sur les réseaux. Il n’aurait pas été dans la Sélection pour le prix France Télévisions auquel j’ai participé comme membre du jury, je n’en aurais probablement jamais entendu parler. Et pourtant…
Estelle est une adolescente juive de 15 ans qui fut déportée parmi onze mille autres enfants, à Auschwitz, en octobre 1943. Elle n’en reviendra jamais.

L’auteur, Bastien François, est Professeur de Science Politique à la Sorbonne. Consultant un site Internet qui recense et localise les enfants juifs déportés lorsqu’ils furent appréhendés, il tape au hasard le nom de sa rue, la rue Caulaincourt dans le 18ème arrondissement de Paris. Quelle n’est sa surprise de voir qu’à quelques immeubles de là où il habite, une jeune fille de presque 16 ans, habitait là, toute proche. Dès lors, il se lance dans une enquête lente et minutieuse, de grande rigueur, pour retrouver, retracer, reconstruire, l’histoire et la destinée de la petite Estelle. Redonner vie à Estelle et la sortir du gouffre de l’oubli.
Orpheline très tôt, elle sera élevée par un oncle et une tante. L’auteur ne dispose que de très peu d’éléments pour nous dépeindre la vie d’Estelle. Retrouvant les rares témoins familiaux, des cousins, des cousines, recoupant les archives administratives, explorant les lettres les souvenirs de famille, durant 10 ans il va parvenir à reconstruire la mémoire, la vie, la psychologie, dessiner le portrait d’Estelle. Pas seulement. La recentrer dans cette sombre époque où peu à peu la vie des Juifs se délite et se transforme en cauchemar.
Passées les 30 premières pages un peu ardues et pleines de ces détails dont on comprend que l’auteur a besoin dans son enquête, nous allons au travers de la courte vie d’Estelle, découvrir énormément de choses qui ont concouru au drame de la déportation de milliers de Juifs anonymes, et notamment d’enfants. Lorsqu’il ne dispose pas de preuve ou d’archives, par petites touches, l’auteur contourne la difficulté et arrive à resserrer l’ambiance dans laquelle Estelle évolue, il nous dessine ainsi un portrait crédible touchant et émouvant, au final très précis.
Nous découvrons, ce que beaucoup savaient déjà, mais qui prennent ici une coloration nouvelle, car touchant au plus près à la destinée d’Estelle, les petites et grandes lâchetés, les complaisances et les rares résistances des Français à tous les échelons de l’administration, du Rectorat aux professeurs des lycées. C’est peu de dire à quel point l’école, le lycée, les rectorats furent complaisants et complices de l’État Français, participant et accélérant la froide Mécanique. On découvre beaucoup d’informations sur la conduite de nombre d’enseignants, à tous les niveaux, du rectorat aux professeurs de base, dont beaucoup servirent avec zèle, la machine à broyer les Juifs.
« Pas de franche résistance aux injonctions hiérarchiques » nous dit l’auteur, « même les plus rebelles des directrices se réfugient derrière un argument essentiellement pratique pour refuser de répondre- mais parfois la trace d’un (petit) malaise. Il n’allait peut-être pas de soi pour tous les chefs d’établissement de recenser leurs élèves juifs, même si certains l’ont fait avant même qu’on le leur demande ». Certes, certains, lucides sur ce qui se jouait, se rebellèrent, trainèrent des pieds autant qu’ils le pouvaient, gagnant du temps autant qu’ils y arrivaient, avant de se faire écarter lorsqu’ils ne respectaient pas les directives.
Toute la partie construite autour de la vie au lycée, du fichage, du recensement et de la traque sur l’identité des jeunes Juifs, des rapports et des relations qui en découlent est terrifiante. A quel point la petitesse de nombre d’enseignants et de directeurs de l’époque fut préjudiciable à la déportation de ces jeunes.
« C’est souvent à l’école, dans la cour de récréation que les enfants apprennent cette mystérieuse différence, source incompréhensible « de petites humiliations et de petits chagrins (…) » pour reprendre la formule d’Edgar Morin. Ils sont nombreux les témoignages stupéfaits, bouleversés, d’enfants qui découvrent de cette façon « leur différence ». « Ne plus pouvoir aller au cinéma, l’interdiction de posséder un vélo ou d’appeler depuis une cabine téléphonique, l’obligation de prendre le dernier wagon du métro lorsque l’on est parisienne, voir disparaître des parents, des amis, se cacher, à tout le moins essayer de ne pas se faire repérer, être toujours sur ses gardes, avoir peur. Être juive c’est parfois voir des amies se détourner brusquement de vous, vous ignorer dans la rue, ne plus vous inviter à leur anniversaire. »
Ainsi aussi, l’auteur faisant état de ce qui se passe en Juin 1942, dans les écoles, au Lycée Jules ferry, ou au Lycée Charlemagne des propos du proviseur qui décide de son propre chef de réaliser un recensement en s’appuyant dit il sur « l’obligation de porter l’étoile jaune » adresse son constat au rectorat avec une satisfaction peu dissimulée, nous dit l’auteur, « il n’y a plus au lycée Charlemagne que 62 élèves juifs, soir 6,5% de l’effectif. »
L’enquête est minutieuse. Une avalanche de textes, de dispositions administratives et juridiques publiées par l’État Français, régissent la vie des juifs, au point de retrouver un « droit antisémite » avec ses spécialistes, ses controverses doctrinales et ses solutions jurisprudentielles ».
Toute une partie du livre concerne aussi « l’aryanisation » des petits commerces de bouche de la rue Caulaincourt, le vol pur et simple des boucheries juives, des commerces juifs, car le vol et la spoliation ne touchait pas seulement les fortunées familles juives, elle touchait également les petits commerces dont les propriétaires avaient déjà tant de mal à survivre. Dès 1940, un spoliateur est nommé, même si le terme officiel est celui « d’administrateur provisoire », comme le dit l’article 1er de la loi française du 22 Juillet 1941, visant « à éliminer toute influence juive dans l’économie nationale ».
C’est un immense travail de mémoire auquel se livre l’auteur et qu’il explique ainsi. « Cette mémoire est en réalité polysémique. Il y a d’abord la mémoire figée dans une forme. C’est celle du Mémorial de la Shoah en France. Une mémoire constituée de listes, d’inscriptions. Une mémoire qui se lit sur un mur. Une mémoire prise en masse, où chaque nom fait sens dans le lien qui l’unit à celui qui le précède et à celui qui le suit. C’est une mémoire indispensable. Elle dit le crime, relie les victimes, sidère par son effet de masse, mais ne dit rien d’Estelle, ne peut rien dire d’elle si ce n’est attester son inscription dans l’histoire du Crime, attester son statut de victime ».
Patrick Modiano, dans « Dora Bruder », dont on apprend qu’elle était une cousine éloignée d’Estelle, (peut-être s’étaient-elles connues ?) fait cette réflexion désespérée dans son roman : « il doit bien exister aujourd’hui à Paris, ou quelque part dans la banlieue, une femme qui se souvienne de sa voisine de classe ou du dortoir d’un autre temps ».
Ce livre, remarquablement documenté, se lit avec effroi, avec émotion, avec honte aussi de constater à quel point la complaisance des autorités, mais surtout de beaucoup de français moyens qui en feront toujours plus que ce qu’on leur demande, nous renvoie à une période honteuse de notre histoire. Passionné par son travail, doctrinal, étayé comme une thèse de doctorat, l’auteur ne peut que laisser sourdre son émotion dans les dernières pages, car lui avec nous voit se dessiner de plus en plus clairement l’image de la petite Estelle, dont les traits finissent par sortir du flou au point de sentir sa petite main dans la nôtre. Sauf qu’elle seule, abandonnée, emportée, déportée, finira dans l’épouvante des camps de la mort.
Chargé d’émotion, ce livre, unique, très particulier, que je relirai, se révèle aussi passionnant qu’émouvant ou éprouvant, troublant, et l’on repart de ce voyage dans notre histoire, amer, triste, honteux mais réalistes, nous rappelant dans ce Monde où nous vivons, aux abois, perdant tout repère d’humanité, la célèbre phrase de Churchill « Un peuple qui oublie son histoire est condamné à la revivre. »
Je n’oublierai jamais Estelle.
Bastien François
Retrouver Estelle MOUFFLARGE
Editions Gallimard 427 Pages
SÉLECTION PRIX DES LECTEURS France TELEVISIONS 2024, catégorie Essais