

Ce récit est l’histoire de Nonie. Nous sommes Dans les années 70 déjà bien entamées, et Brigitte Mathieu va nous conter l’histoire d’une jeune femme d’une vingtaine d’années dont la seule ambition dans la vie, est de devenir Chevrière.
Pas facile à cette époque, où une jeune femme ne choisit pas souvent son travail, ce sont les parents qui le font pour elle, pas facile tout court d’être une femme. A l’époque, nous dit-elle, « leur vie était boulonnée à la maison ». Un travail de secrétaire lui serait, lui dit-on, bien plus approprié. Et pas facile non plus, car dans les années post 68 beaucoup s’installèrent en Cévennes, mais peu y restèrent. Le travail était dur. C’est donc une belle tranche de sa vie que Brigitte Mathieu va dès lors nous raconter.
Sa force est de ne pas construire son histoire dans la chronologie d’une vie, mais bien de s’en servir comme d’une toile de fond, une sorte d’épure prête à recevoir une Ode à la Nature. C’était je le suppose l’objectif de l’autrice.
Le livre est publié aux Éditions Henry Dougier.
Ce n’est pas un hasard, car les férus de littérature s’en souviennent peut-être, Henri Dougier avait créé en 1975 les Éditions Autrement, sorte de Mook avant la lettre qui abordait les grands thèmes sociaux, écologiques et politiques de l’époque dans une sorte d’hybride Livre/ Magazine.
Ça tombe bien, parce qu’Autrement, c’est ainsi que Nonie entend vivre. Ce sera bien une vie choisie.
« Toucher enfin du doigt le rêve d’enfance. Avoir pris la liberté ou la force de choisir, moins par « mûre réflexion » que par inclination, d’assumer l’éventuelle traversée d’un désert malgré les difficultés qui m’apparaissent peu à peu. Me construire une identité, celle d’une agricultrice, et l’emboiter dans l’ancienne : celle d’une jeune citadine silencieuse et réservée, elle-même enchâssée dans ma réalité épisodique d’enfant des collines un peu solitaire mais foncièrement joyeuse. «
Nonie atteindra ses rêves à force de courage, d’obstination, elle deviendra chevrière, elle aura son troupeau, gardera ses brebis. En plein cœur des Cévennes.

Ce serait pourtant très réducteur de résumer ainsi cette histoire. L’autrice réussit le tour de force d’aller au-delà d’un simple récit autobiographique. C’est une existence pastorale qu’elle nous dépeint au propre et au figuré, je veux dire aussi, au sens spirituel du terme. Laissant de côté les anecdotes personnelles et même la trame de sa vie intime, c’est au fond un beau traité philosophique naturaliste, plein de fantaisie, mais aussi de rudesse, et de conscience écologique. On n’est pas là dans un récit linéaire mais plutôt dans un mouvement perpétuel synchrone avec la nature. C’est certainement le cœur de son livre, admirablement écrit.
J’ai souvent pensé dans sa façon de décliner ses journées au proverbe Arabe : « Vous, vous avez l’heure, nous, nous avons le temps ».
« L’été commande de se lever tôt, de se coucher tard. Chacun cède naturellement à ce besoin paysan d’allonger son temps
De travail pour l’harmoniser avec la durée du jour. Heures chaudes promises à la sieste. Je dors bien, directement sur les ballots de foin chez Colette.
Le ciel est une toile bleue tendue jusqu’aux dernières volontés de l’Horizon. L’herbe a soif. Chaleur. Les oiseaux retournent à leurs bosquets dès huit heures du matin. Les piquets de treilles font rissoler des cigales jusqu’au soir. On ne sort pas le troupeau l’après-midi comme au printemps ou à l’automne. Je garde donc les chèvres au petit matin puis après la sieste, jusqu’avant la nuit tombée. Difficile de trouver du pâturage qui ne soit pas desséché, alors nous allons à l’ombre des versants boisés, dans des clairières encore un peu vertes ou sur les berges du torrent devenu frêle. Je baigne nuit et jour dans la nature. L’aube entre tôt sous ma toile, les bras chargés de ses chants d’oiseaux réveille-matins. Mes jours sont de l’herbe et du ciel mélangés à du vent. Mes nuits sont des étoiles et des froussements d’humus. Quand il y a du vent le soir, deux branches s’attirent l’une contre l’autre et grincent comme une roue de brouette mal huilée. Leur gémissement régulier me berce et m’endort. «
Brigitte Mathieu d’une jolie formule « poétise sa vie ».
Et contamine celle du lecteur. Ainsi au fil des mois, « Nonie s’ensauvage en marge du monde qui roule ses bosses sans elle ».
On devine un « flirt » philosophique avec H. D. Thoreau (jamais cité mais toujours présent), l’autrice a forgé toute sa personnalité dans la désobéissance et l’insoumission, acceptant juste un PACS avec la Nature.

Son héroïne Nonie nous ouvre grand les yeux sur le spectacle de la vie et des infiniment, le plus petit comme le plus grand. La conscience écologique de l’autrice est fascinante et enthousiasmante. Ce texte, sans phrase inutile, est d’une radicalité qui fait un bien fou, féministe, écologique, tout simplement humaine, dans la désobéissance permanente, intrinsèque à la vie de Nonie, intransigeante, récusant tous les petits arrangements d’une vie bourgeoise. Discrète sur sa vie personnelle, BMJ nous fait surtout sentir, humer, partager cette nature rude, accrocheuse, odorante, détaillant avec érudition chaque herbe, plante, fleur, mais aussi ruisseau, arbre, arbuste, roche, ces estives propres à son troupeau de brebis. Elle nous prend par la main pour nous immerger dans un spectacle de vie où l’homme n’est qu’une humble et infinitésimale parcelle d’existence terrestre.
Ce livre, protéiforme, distille subtilement un renversement des valeurs actuelles. Et que de choses intéressantes pour le lecteur, initié comme non initié d’ailleurs, sur les vertus de la tonte, la valeur retrouvée de la laine, les techniques d’écobuage, la bêtise des chasseurs (j’acquiesce !) le chataignage dans les clèdes. Notre monde n’était pas aussi (Tik)toqué qu’aujourd’hui ! C’est un vent libertaire plus qu’une simple brise qui souffle en permanence sur les pages de ce livre, ce beau récit qui nous fait changer de braquet, d’univers, d’époque et de paysage.
Je voudrais encore préciser un peu plus les émotions que m’a fait remonter ce livre. Non, nous ne sommes pas chez les provençaux chers à Giono. Pas plus chez Chabrol le Cévenol. J’ai beaucoup plus pensé pour ma part à Clara Arnaud dont j’avais tant aimé » Et vous passerez comme des vents fous » par la proximité d’une voix féminine dont les propos ont souvent recoupé les propos de Brigitte, radicalité Féminine/féministe, écologique et spirituelle oblige. Ou encore à Gabrielle Filteau-Chiba, la formidable Québécoise, sauvagine, et encabanée, ou enfin, aux plus belles pages naturalistes du grand écrivain Américain Wallace Stegner.



C’est peu de dire que j’ai aimé ce livre, au point d’en avoir été surpris et de ressentir le besoin de m’en excuser. Pas de littérature régionale ici, une littérature universelle, bien éloignée des caciques installés dans la vie parisienne. Une sorte de sobriété heureuse à la Pierre Rahbi. Sa fascination pour la Nature, mêlée à un émerveillement enfantin qu’elle réussit sans peine à transmettre à ses enfants, ce terme de nature tellement galvaudé qu’on pourrait au final le remplacer par celui de Création dans un sens pas nécessairement religieux d’ailleurs, est en tous points remarquable.
Enfin, s’il existe bien une ode à l’émerveillement de la nature, j’ai cependant ressenti sur la fin une pointe de tristesse, un vague à l’âme, comme si la plénitude de la nature ne comblait pas à elle seule le cœur de Nonie. C’est sa vie, avec sans doute ses secrets comme chacun, dissimulés au fond du cœur.
« Toutes mes journées se passent dans les rochers usés de soleil, dans les maquis ou au cœur des bois, en compagnie des horizons de vieilles montagnes émoussées, allongées, celles qui ont des hanches ravinées, des épaules rondes, des dos bossus. La beauté lente de la nature, le ciel, la patience géologique des montagnes… Qui faut-il remercier pour les abeilles qui chuchotent à l’oreille des fleurs ? Pour la désinvolture des clématites sauvages ? Personne. La nature n’attend pas de remerciements, notre considération rationnelle lui suffirait. «
J’aimerai citer tout le livre, mieux même, ce livre mériterait d’être lu à voix haute, avec un accent dont les lecteurs étrangers aux Cévennes pourraient entendre la musique et le timbre qui rythment les anecdotes, cet accent qu’on nous envie parce qu’il est plein d’inflexions, de notes, d’arpèges, à nul autre pareil, et que les essayistes parisiens auraient bien du mal à copier.
« Nous marchons, le troupeau les chiens et moi, sur presque trois kilomètres vers le nord-est avant de nous approcher de cette cime longue. Voici un départ de chemin qui donne envie de s’y engager. Le troupeau me suit, s’étire en longue procession sur cette trace étroite. Une patte d’oie se présente, il faut choisir un côté ou l’autre, et je cède à la plus facile des trois sentes. J’arrive sur une croupe arrondie, escortée par le maquis qui transporte ses parfums, ses brassées de fleurs, ses insectes occupés à récolter des nectars, et une certaine chaleur qui monte entre les rameaux comme une onde. Je m’assieds sur un rocher, regarde mes brebis. Elles m’entourent. Elles ont de longs cils blancs qui protègent les raisins dorés de leurs yeux. Un faucon descend trop vite du ciel et je n’arrive pas à pointer mes jumelles sur lui. Puis les clochettes se dispersent entre les buissons. Sous ce maquis disparaît un paysage de terrasses qui se prêta longtemps à d’humbles vignobles aux cépages oubliés.
Je rentrerai au petit soir comme d’autres partent au petit matin. Pour l’heure je profite de cette vue qui porte loin, qui me montre des rondeurs boisées et des minceurs d’où jaillissent encore des cascades de la dernière pluie »
Comme on le dit d’un bon vin, fruité et charnu, charpenté et long en bouche, avec juste ce qu’il faut d’amertume mais pas plus, voilà une belle découverte.
Amis lecteurs, citadins ou d’ailleurs, ouvrez portes et fenêtres pour changer d’air, de paradigmes, de paysages et venez cheminer avec Nonie, loin, bien loin du spectaculaire marchand, du Métavers et de l’IA. La vraie vie en somme. C’est beau à pleurer.
Chaudement recommandé.
A Bâton-planté par Brigitte Mathieu-Jaffuel
318 Pages
Ateliers Henri Dougier
Récit