Ellen.J. LEVY: « Le Médecin de Cape Town »

La trajectoire extraordinaire de la première femme chirurgienne au 19ème siècle dans un fascinant renversement d’identité marqué par le scandale et le secret.

Je sortais du livre de Kamel DAOUD « Houris », exsangue, fasciné mais perturbé tout de même par ce livre magistral.   https://www.babelio.com/livres/Daoud-Houris/1635123/critiques/4206241

Il me fallait passer rapidement à autre chose, un autre monde, un autre univers, une autre époque. Parfois ce sont mes enfants qui me donnent le tempo en me glissant un livre qu’ils ont particulièrement aimé. Ce fut le cas. Et je me suis plongé dans cette étonnante histoire publiée en 2023, inspirée de la vie du Dr James Miranda Barry, dont la vie extraordinaire fut un révélateur troublant dans l’histoire de sa profession.

 Ellen.J. Levy est universitaire, agrégée d’Anglais à la Colorado State University. Premier Roman, mais déjà bardée de distinctions pour un précédent recueil de nouvelles.

Margareth Brackley est une jeune fille de 10 ans, qui en 1804, quitte avec sa maman sa maison familiale de Cork sur le point d’être bradée à des créanciers, et tenter de renouer avec son oncle le peintre Jonathan Perry, membre de la Royal Academy, censé être célèbre, et dont elles espèrent l’aide familiale. Les voilà donc parties toutes les deux à Londres. Leur but faire renaitre des sentiments familiaux de l’oncle pour les aider à sauver la maison de famille. C’est le début d’une incroyable histoire dont Margareth est le personnage principal et tient la narration pendant tout le livre.

Car les choses ne se passent pas comme prévu. L’oncle prodigue est un homme fantasque qui vit dans une semi-misère, et ne prête guère attention à sa nièce envoyée en éclaireuse par sa mère.  De fait, un ami proche, le Général Mirandus, est interpellé par l’intelligence de l’enfant, la prend sous son aile, devient son tuteur et lui ouvre sa maison et surtout sa bibliothèque. Car ce général, bien que militaire, est féru de beaux livres. Parmi tous, des livres d’anatomie dans lesquels Margareth se plonge avec avidité. L’intelligence de l’enfant est hors normes, elle engloutit une masse impressionnante de connaissances qu’elle partage ensuite avec Mirandus, dans d’interminables conversations de haute tenue. Devenue orpheline à la mort de sa mère et la disparition de son oncle de peintre, la voilà quasiment adoptée par le Général, il se charge de son éducation. Rapidement, Margareth manifeste des dispositions pour la Médecine et la Chirurgie.

Qu’à cela ne tienne, puisque l’université n’est pas ouverte aux femmes, et encore moins la médecine, le général Mirandus contournera la difficulté : Margareth deviendra, un garçon ! On assite à la naissance immaculée d’un fils fortuné : Jonathan Mirandus Perry.

« Un après midi, alors que je me tenais à la fenêtre qui donnait sur Charles Street, découragée à l’idée de ne pas pouvoir jouer mon rôle, je vis un fiacre arriver, un gentleman en descendre et se retourner pour aider une dame à mettre pied à terre. Je reproduisis ces gestes dans ma chambre, et en incarnant cette simple courtoisie, je sentis quelque chose bouger au niveau de ma colonne vertébrale, aussi subtil qu’un claquement de dents, une clé dans une serrure ou un craquement des articulations. Je sentis le changement-je m’installai dans mon corps comme dans un fauteuil confortable. La condescendance faisait tout. L’autorité telle une démarche drapant mes épaules. Je retrouvais la confiance que j’avais éprouvée enfant quand je courrais à travers les vertes collines de Cork. Je savais que je pourrai jouer mon rôle. »

Nous suivrons le cursus médical de Jonathan Perry jusqu’à sa soutenance de thèse, à la Faculté d’Édimbourg, son caractère brillant, ses réparties foudroyantes, ses rares amitiés masculines. Jonathan grâce aux appuis de son mentor partira après ses études vers ce qui n’est pas encore l’Afrique du Sud, au Cap, comme médecin militaire, gravissant rapidement les échelons pour devenir ami du gouverneur Lord Charles Somerton , et bien plus encore, proche , tout proche de celui qui deviendra son amant une fois son secret découvert.

« Ce n’était pas l’amour qu’on entend dans les balades ni celui qu’on lit dans les romans, mais quelque chose de moins ordinaire, ancré dans ce lieu particulier. Comme les plantes que je cueillais. Il y a un amour plus grand que le désir physique, qui n’est pas non plus celui des moines ou des saints, mais extrême et tendre dans sa retenue. Je l’aimais comme s’il était mon père ou mon frère. Mon seul ami ou presque. « 

« J’avais alors la passion de nommer les choses-m ’ayant rebaptisé et par là, m’étant récréé. Les noms possédaient une qualité incantatoire, presque magique. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que je prendrais conscience de leur part d’horreur, de leur pouvoir de fixer et contenir, de diminuer et délimiter : une personne est qualifiée d’homme ou de femme, et nous croyons savoir qui est devant nous, mais est-ce vraiment le cas ? Nommer les frontières d’un territoire -en définir les termes dans un traité- et ce qui affirme apporter la paix se transforme en motif de conquête et de guerre.

Un nouveau nom m’avait donné ma vie, mais un nom m’avait aussi effacé. Avait dissimulé la vérité. M’avait coûté. Je n’avais pas encore saisi combien cet avertissement était vrai : c’est à l’instant où nous le nommons Paradis que nous le perdons à jamais. Nommer nous sépare, nous éloigne de ce que nous avions été. Quand plus tard on me parla d’une tradition tribale où l’enfant ne recevait de nom qu’après avoir passé sa première année, cela me sembla sage-pas seulement parce qu’un bébé pouvait mourir et que nommer est une sorte de revendication qui rend le détachement plus difficile, mais parce que sans nom, un enfant fait encore partie de nous, il est inséparable. « 

Nous sommes dans une peinture d’époque pré victorienne, et l’écriture d’Ellen. J. Levy est réellement à la hauteur, d’une   grande finesse, une exploration de la psychologie, des sentiments, des caractères qui est très réussie. Un croisement de Charles Dickens, d‘Oscar Wilde et de Jane Austen ou même de » l’Orlando » de Virginia Woolf, pourrait bien résumer la couleur   et le ton du livre.

 

Les dialogues et les réparties sont pleins d’esprit, ciselées à la perfection. Toujours sur le fil du rasoir, le livre démonte avec brio la société bourgeoise de l’époque, avec ses hypocrisies, ses relations de pouvoir, son ambigüité par rapport à l’esclavage, son racisme naturel décomplexé, mais traite aussi de sujets très actuels comme le patriarcat, le sexisme, la négation du droit des femmes, l’ambivalence par rapport à la sexualité et au genre. J’ai appris beaucoup de choses sur la médecine et les maladies de l’époque, le typhus, le choléra, ou la peste, l’influence des faux apothicaires escrocs, la première césarienne réussie par le Dr Perry-authentique- (à cette époque il fallait encore choisir, dans cette situation, on sauvait ou la mère ou l’enfant). Certaines scènes sont   puissantes et le climat souvent envoûtant. La découverte de paysages exotiques, de ses écosystèmes, le Cap, l’Ile Maurice, la Jamaïque, rendent le livre encore plus chatoyant.

J’ai particulièrement aimé la première moitié de l’histoire, où l’on assiste à un renversement de genre et la naissance d’un nouvel être, cheveux courts et bouclés, poitrine bandée jusqu’au sang pour dissimuler   les attributs féminins. On vit la renaissance d’un être qui se révèle fascinante. La deuxième partie du livre est beaucoup plus romanesque, voire romantique, certainement plus faible, mais sauvée par une écriture magnifique, un style cinglant qui donne corps à l’histoire.

 Le fil conducteur reste cette histoire véridique racontée dans plusieurs ouvrages sur la vie du Dr James Barry.

Ellen. J. Levy s’est immergée dans une foule d’ouvrages de l’époque, rapportant les coutumes et les costumes, la vie de ces colons avec une luxuriante débauche de détails, autant sur l’habillement, les pratiques coloniales, l’influence des apothicaires bonimenteurs, l’omniprésence de la religion et de valeurs morales défoncées par les faits et la réalité. La romancière Lily King, citée par l’autrice dans sa post face dit très justement : « j’ai emprunté aux vies et aux expériences de ces personnes, mais j’ai raconté une autre histoire. « C’est exactement ça.
Ce jeu de dupe aura dans la réalité duré 40 ans, dans un milieu masculin et militaire, la vérité n’étant découverte qu’à la mort de James Barry, après son autopsie.
La vérité est souvent laide dit à un moment le Dr Perry. Qui peut le nier ?


Personnage toujours dépeint dans la retenue et la pudeur, la subtilité des approches et des sentiments »je ne voulais pas être lu, je voulais être un volume inconnu, un palimpseste, un secret gardé entre amis. « 

J’ai aimé ce roman habile et raffiné qui déconcerte, qui nous plonge dans des réflexions sur nos vies propres et c’est en cela qu’il m’a saisi.
Et qui voit poindre hélas, la création de l’apartheid, cette abomination.  
« A quoi, mesure ton une vie questionne le Dr Perry. A la façon dont elle est vécue ou à ce que nous laissons en héritage ? »
J’ai été enfin happé par l’humanité du personnage tout en retenue, à ses réflexions sur la fin de vie et sur la mort.

 « La mort est une si petite chose. On voit trébucher sur son seuil tout le temps, comme surpris de la trouver dans leur chambre, sur un champ de bataille, ou sur le lit de camp d’une infirmerie, sa porte ouverte, presque accueillante. Certains enragent et meurent, d’autres l’accueillent volontiers, certains supplient de mourir, d’autres pleurent, d’aucuns hurlent pour éloigner les êtres qui leur sont chers. (Laissez-moi m’en aller !)  Je me rappelle une riche jeune femme abattue par la fièvre qui semblait tout juste déconcertée. : « c’est tout ? « 

Citant Benjamin Franklin, au début de l’histoire « je veux vivre afin de voir comment tout cela va finir ». Voilà qui me parle.

Beau travail de la traductrice qui aura la responsabilité de définir à quel moment s’opère, dans la langue, le changement d’identité.

Je n’étais pas loin je l’avoue de verser ma larme, la gorge serrée en refermant le livre. Une belle découverte, un livre humaniste, qui interroge chacun sur les valeurs et le sens de l’existence tout en nous faisant découvrir, une époque raide et patriarcale, des coutumes racistes et coloniales, un basculement de société.

Humainement conseillé.

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