
Je préfère vous le dire d’emblée. Avant même de démarrer cette chronique. Gabrielle FILTEAU-CHIBA, m’a depuis longtemps … ensorcelé. Et ce n’est pas son dernier livre, Hexa, qui va me délivrer.
Gabrielle Filteau-Chiba (GFC) à 37 ans, est une des plus brillantes écrivaines de sa génération. Après avoir exercé son travail de traductrice, fatiguée de la ville, en quête d’isolement et de solitude, elle quitte Montréal pour se retirer au nord du Canada, dans la région du Kamouraska, vers l’estuaire du Saint Laurent. Elle y vivra dans une cabane en bois, sans confort, à la dure et à la fraiche, avec pour colocs les coyotes et les ours. Voilà qui trempe un caractère, et une vie. Elle est en accord avec elle-même, ce qu’elle va y vivre elle le raconte dans une passionnante Trilogie « Sauvagines » Encabanée » et « Bivouac ».
Hexa est une éco-dystopie.
On pourrait y retrouver les règles du théâtre classique : Unité de temps, Unité de lieu, Unité d’action. Nous sommes dans un futur proche, presque un présent. Le désastre écologique attendu a fini par arriver, l’Amérique a été « bulldosée ». Dans la cité hyper surveillée de Sainte Foy, au Canada, où il y a presque autant de drones que d’habitants, vivent les principaux personnages. C’est Thalie, l’adolescente de 16 ans, en plein éveil du corps, des sens, de la sexualité, c’est Gabriel le père présent à l’extrême tout au long du récit, et puis c’est Sandrine la maman, une « reboiseuse », envoyée par les autorités, avec » Reforestation MiliTerre » huit mois de l’année dans le grand Nord pour planter, planter, planter et replanter des arbres qui doivent redonner un sens aux forêts disparues, dans des espaces où ne subsistent que des brulis. Bien sûr qu’il y a anguille sous roche, car les plants proposés sont calibrés, génétiquement modifiés pour résister aux aléas du temps et du climat, mais bien sûr aussi que Sandrine et ses amies vont déjouer les plan(t)s prévus et reprogrammer des plantations à leur façon. Sandrine n’est pas seule, elle rejoint ses compagnes, « sorcières » comme elles.

Thalie ne voit pas beaucoup sa mère dans l’année. Elle obtient une licence pour la rejoindre comme stagiaire avec un Mandat de Service Ecocitoyen, une sorte de service civil de notre époque. L’ARHN (l’Administration des ressources Humaines et Naturelles) » veut former une cohorte de jeunes planteuses pour observer, consigner et rapporter comment se passe le reboisement dans le Nord… » le stage consiste à remplir toute une paperasse sur le terrain. C’est surtout l’occasion pour Thalie de fuir la Cité Prison pour retrouver sa mère et se forger une identité hors normes.
« Mais non. Le ciel est gris, gris de plomb, gris carbone, et il est impossible de s’y soustraire. Même si ça me prend plusieurs heures, cent vingt-trois mille foulées environ, pour faire le grand tour de l’enceinte de la Cité, je me sens quand même prise en souricière. Les dents serrées, des fourmis dans les jambes, je tremble d’ennui. C’est pire quand je m’immobilise : impossible d’être attentive en classe sans me triturer les ongles, les manches. Sans gratouiller la surface du pupitre en faux bois clair ; Une petite voix dans ma tête me chuchote que j’apprends du remâché, du vent, des fabrications. Ça m’enrage de perdre mon temps, quand je sais que j’ai du potentiel. On me l’a assez répété, mais à quoi ça sert si c’est pour faire comme tout le monde, me taire, me laisser remplir ? »
L’action court bien au-delà, et se prolonge avec l’histoire d’une dissidence à la fois progressive et organisée pour un remake de la grande évasion sans Steve Mac Queen cette fois.
Les procédures narratives rythment l’histoire. C’est Thalie qui parle et s’adresse au lecteur dans le premier temps du livre. C’est Sandrine qui reprend la parole dans la deuxième partie du livre tutoyant le lecteur. Entre les deux comme un fil silencieux, comme une trame invisible, c’est Hexa pas vraiment partie prenante active de l’histoire, mais qui donne une petite musique sauvage et féministe sur ce qu’elle vit comme jeune maman. Le tout crée une ambiance fascinante.
« Sais-tu c’est quoi, un euphémisme, m’man ?
-Je vais dire … un mécanisme de survie ?
Ses yeux quittent la route un instant et me dévisagent. C’est sûr qu’il faut qu’elle fasse sa fine. Elle ne pouvait pas juste penser à moi, m’interroger sur la définition de ce mot disparu du dictionnaire depuis des lustres, que j’ai repêché dans un vieux livre de contrebande de p’pa.
- Oh arrête de faire tes gros yeux fâchés ! Attends laisse-moi me rappeler… Un euphémisme, c’est dire les choses avec des gants blancs plus les auriculaires dans les airs, pouffe-t-elle. Il y en a partout. Comme ton Centre de Conditionnement Civil : les gens appellent ça encore « des écoles » comme dans le temps de nos arrière-grands-mères. Reste qu’on est loin en calvaire du lieu où on grandit en s’exposant à des modes de pensée nouveaux, ouverts sur le monde «.
Le récit s’étoffe avec les autres personnages merveilleusement campés et observés dans leur spécificité. Rupert le jeune homme amoureux, Miranda la sagefemme obstétricienne, mais aussi psychologue et herboriste, un brin sorcière, d’une folle empathie pour ses patientes, et puis encore Fäy. Et d’autres encore. Et surtout Gabriel qui tire de loin les ficelles informatiques qui vont déclencher un immense bouleversement. Je m’en tiens là pour l’histoire, mais sachez que le récit est aussi prenant qu’intelligemment mené par la grâce des protagonistes autant que par le climat de l’histoire.
Tout au long du récit, avec hargne et répétition Sandrine plante. « Tu vas enfin comprendre avec quelle force le territoire me rappelle à lui, chaque printemps… Planter des arbres, ma fille, c’est une drogue dure, c’est euphorisant ! Tu vas voir comme on se sent bien, quand on met toute son énergie au service du vivant. « « Tu mets un pied devant l’autre, coup de pelle, arbre dans l’trou, tu refermes la terre autour du tronc de ton autre main, puis tu donnes deux p’tits coups de botte pour compacter le sol sans maganer l’arbre, pis tu recommences, pis tu recommences, pis tu recommences. «
Ce livre est plein de sensualité, » depuis ma couchette, je contemple ma mère, l’étonnante sensibilité qu’elle me dévoile. Sur l’arrondi de son dos, j’imagine un grand zoo à ciel ouvert où renaissent les espèces disparues. Dinosaures, dents de sabre, mammouths laineux, panthères de l’amour et autres prédateurs merveilleux », il nous délivre du poison de l’habitude, il est habité d’une écriture magnifique, un florilège de ces néologismes québécois, qui vous créent une ambiance, une atmosphère déroutante. Pas besoin de dictionnaire, les mots nous happent dans l’instant, ne faites pas comme moi à perdre du temps à les souligner pour les apprendre et les retenir, tellement ils sont pleins de sève… il y a un glossaire qui clôt le livre !
Ce livre déborde de faux aphorismes, faux parce qu’au travers de phrases autant ambitieuses que humbles, que l’auteur expulse du tréfonds de son âme, GFC ne cesse de décliner une philosophie forte, vitale, remuante, impérieuse, une écologie irrévérencieuse à l’opposé complet d’une vision sentencieuse et tendancieuse du monde, juste une vérité, et une vision insoutenable parce que justement pleine de vérité.
Et puis aussi, je trouve, le langage des signes, le langage des gestes, le langage des animaux. « Tu vois chaque ligne simple égale cent mille arbres. On arbore nos scores avec fierté. Toi aussi, si tu veux, tu pourras un jour te faire tatouer ta famille racinaire. Ces encrages sont une autre forme d’identité et de valorisation, enchainent nos voisines, enflammées. Peu importe ce qui adviendra de nous, ces marques sur nos bras diront haut et fort à qui nous appartenons vraiment, à qui nous avons prêté allégeance. A aucun Etat-nation ni aucune loi. Qu’à la Nature qu’à la forêt. »
(…) Dis-toi que c’est tellement mieux que quand on est arrivées… Il n’y avait plus de couvert forestier … ou presque. La Forêt Neuve, c’est… Comment dire ? Une ceinture de flore boréale qu’on réimplante ici depuis vingt-cinq ans environ, un grand corridor faunique qui va du golfe jusqu’aux baies intérieures. Alors, tu vois ? Thal, la frontière étanche c’est un mal pour un bien : au début la Fédération pour la protection du Nord Québécois voulait empêcher une fois pour toutes l’industrie forestière de venir ravager ce qui restait et les minières d’empoisonner les dernières réserves d’eau douce. Mais empêcher les citoyens de circuler ? Ça a pas rapport ! C’est juste du contrôle abusif. On est capable de côtoyer la beauté sans la détruire ! T’as pas gouté à l’eau minérale de l’esker encore, tu vas voir, c’est juste magique. De l’eau de glacier tellement pure ! Quelque chose de si beau que t’as envie de te battre toute une vie, de faire barrage avec ton corps, d’empêcher quiconque de violer ces eaux souveraines !
Je n’ai jamais vu ma mère dans un tel état. Ce doit être sa journée de milliers d’arbres sous la pluie et le soleil. Non, c’est plus grand. Je la vois maintenant. Elle se révèle.
- C’est quoi, un esker ?
- – Faut le voir pour le croire. «
Des pages magnifiques m’ont enchanté. Tout un chapitre est consacré à l’accouchement de Sandrine. C’est somptueux de grâce, de pudeur, et les femmes qui liront ce passage, se mordront les lèvres tellement c’est beau.
« La première contraction te fait voir le monde tout au ralenti. Ton utérus se fait tortue de pierre. Se détend au bout de quelques secondes, que tu comptes les yeux fermés, voyant la longue route à parcourir, à commencer par les huit étages vous séparant de la sortie de votre fort enseveli. Tu aurais aimé rester, accoucher dans votre chambre, mais ce n’est pas une option autorisée pour un premier bébé. Si tu t’y risquais quand même, on te jugerait criminellement responsable de tout pépin et on te prendrait ton enfant. Vous pourriez tout perdre. Tu n’as pas la force de te battre ; tu retournes te coucher, bercer ton ventre qui durcit. Tes montées d’hormones te font voir des aurores boréales comme pour te rassurer que des forces plus grandes que toi régissent ces choses-là. Qu’il suffit de s’abandonner, mais complètement. «
Je vais vous le dire de façon abrupte, l’univers de GFC me fascine, il imprime en moi une plénitude d’images, de paysages, d’arbres et de forêts, et dans le même instant une source sans cesse renouvelée de réflexions, de pensées, d’analyses , de clairvoyance, et peut être de transformation sur une urgence palpable aujourd’hui dans les discours mais pas dans les actes, pas dans les décisions à prendre, juste de frayer et d’ instiller ce qu’il faut en chacun de nous une forme d’éco-anxiété qui nous pétrifie.
J’avais été profondément touché par la beauté de sa trilogie que je vous recommande, GFC est arrivée au bout d’un cycle qui nécessitait de passer à l’anticipation, pour avoir toujours ce temps d’avance sur la réalité, celle vous le savez qui n’est vraiment pas très jolie et qui nous attend. Et le fait de se confronter par l’écriture à un principe de réalité, autre, parce que réelle et véridique, pour le lecteur comme pour l’autrice, constitue je pense un choc, un traumatisme de lecture. Le livre est roi dans ce récit, comme dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, il devient une espèce protégée, parce qu’un livre peut devenir une bombe.
« Il était permis de croire que les livres étaient surtout devenus des véhicules d’idées nuisibles aux yeux des puissances. Un peuple instruit, ça se révolte. Ça s’unit autour d’histoires communes, surtout. »
C’est un livre autant polémique, que politique et poétique. Ce récit, s’il nous fait mal, attisant notre lâcheté, notre impéritie, nos failles, nous fait aussi un bien fou. Un livre éco féministe aussi, certainement, tant la prégnance de la sororité est forte, puissante, faisant tituber le lecteur masculin dans ses certitudes, se questionnant longtemps au fil des pages sur la pertinence à avancer comme homme dans ce récit. Cependant, si pendant longtemps dans cette histoire le pouvoir est féminin, il se balance et par la grâce de l’écriture glisse vers les 50 dernières pages pour s’équilibrer intelligemment.
GFC vit, au propre comme au figuré, la nature, la forêt, les animaux comme les pizzlys, ces ours croisés avec ceux de la banquise. « Un métissage des plus imprévisibles. » Toute son œuvre est irriguée par une Incantation au Vivant. « La Nature reprend ses droits, digérant nos échoueries ». Les dirigeant aussi pourrait-on ajouter. « Il aura fallu quatre siècles à l’homme venu d’Europe pour dévaster le continent. Gabriel estime qu’il en faudra autant pour que les géants verts reprennent leurs droits. « Dans ces foyers de rescapés qui se créent, se libèrent de leurs puces de surveillance, on repense aux ilots de survivance qui émergent et tracent dans les » Furtifs « d’Alain Damasio.
On découvre tout dans ce livre… tout ce qui ne va plus dans notre Monde. Même ce qui se cache dans les angles morts. Ecrit avec le cœur, « ce muscle involontaire. «
Mieux qu’un thriller écologique.
Un manifeste.
Magistral.

Si vous avez aimé ce livre vous aimerez :

Mes conseils de lecture : Si vous avez le temps, lisez d’abord la trilogie pour découvrir l’univers de GFC. Si vous n’avez ni le temps, ni la patience, commencez par Hexa, et vous remonterez ensuite… le Saint Laurent pour plonger dans la trilogie.

- Richard Powers : l’Arbre Monde
- Brigitte Mathieu-Jaffuel : A Bâtons plantés
- Peter Wohlleben : La vie secrète des arbres
- Jean Hegland : dans la forêt.
HEXA
Par Gabrielle FILTEAU-CHIBA
368 Pages Ed Stock
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