Ca y est je l’ai lu ! Roman culte s’il en est, et il l’est sans nul doute !


Il y a trois œuvres en littérature qui m’ont toujours fait peur, impressionné au point de les mettre de côté en me disant que je m’y plongerai un jour, mais sans jamais trouver la bonne période (ou le courage) pour me décider. Ce sont « Ulysse » de Joyce » « A la Recherche du temps perdu « de Proust et » La Vie Mode d’emploi » de Georges Pérec ». J’ai fait le tiers de ce parcours incongru en commençant par ce dernier. Et bien sûr, je n’ai pas été déçu.
Tant de choses ont déjà été écrites sur ce livre gigogne, conçu sur plusieurs années avec un cadre à la fois romanesque, mathématique, ludique, et des contraintes littéraires voulues dès le départ par la mécanique imposée par l’Oulipo , (Ouvroir de littérature potentielle) mouvement plus que groupe de travail, regroupant depuis les années soixante des écrivains, des mathématiciens, des physiciens, des peintres, des joueurs de mots, qui tous acceptent une règle : travailler dans une sorte de laboratoire avec des contraintes. Cette organisation initiée par Raymond Queneau, fonctionnant par cooptation, investie par Georges Perec et par de nombreux autres auteurs qui ont marqué notre littérature, comme Jacques Roubaud, Italo Calvino, Noel Arnaud (qui a beaucoup écrit sur Boris Vian et Alfred Jarry) ou actuellement Hervé Letellier, ou même des peintres comme Marcel Duchamp.
Que puis-je en dire, moi, humble lecteur, certes fasciné par cette œuvre, d’original, sans avoir à paraphraser ce qui en a déjà été dit, analysé, décortiqué par des gens bien plus qualifiés que moi ? Et bien, simplement mon ressenti propre de lecteur lambda pour qu’en des termes simples, ceux qui me liront aient envie de se frotter comme moi à cette œuvre unique, cocasse, baroque, pantagruélique, à nulle autre pareille, bref ENOORME par un auteur qui ne l’est pas moins, et l’aborder sans cette crainte que j’ai exprimée au début de cette chronique, se dire, ce livre n’est peut-être pas pour moi, avec toujours en mémoire cette phrase de Michel Serres, pour avancer toujours et ne pas vieillir, s’obstiner chaque jour à lire quelque chose « d’un peu difficile ».
L’histoire est celle d’un immeuble de facture haussmannienne supposé se situer dans une rue parisienne fictive le 11 Rue Simon Crubellier, dont nous allons suivre la vie des habitants sur un siècle, de 1875 à 1975. Le premier personnage est le peintre Serge Valene. Son objectif, faire tenir sur une immense toile l’ensemble de la maison, découpée de sa devanture, mettre à nu la paroi de l’immeuble, pour permettre au lecteur-voyeur, la vision, la représentation, la vie qui s’y déroule. Les appartements, grands ou petits, parfois modifiés au gré du temps et des époques, des recompositions familiales, des guerres, les chambres de bonne, les communs, mais aussi les soupentes et les caves. Toutes ces pièces sont reliées entre elles par des escaliers, un ascenseur, des zones de dégagement. Pendant une partie du récit, j’ai cru que Valène était le narrateur. Jusqu’à peut-être un changement de vision de l’auteur, qui va le muter en narrateur anonyme.
Les deux autres personnages phares sont, Bartlebooth, contraction de Bartleby (copiste de Melville) et de Barnabooth (le voyageur chez Valery Larbaud), le troisième personnage étant Gaspard Winckler.
Bartlebooth est richissime. Il a un projet, une perspective. Pendant 10 ans, il va prendre des cours d’aquarelle avec le peintre Valène. Il n’a aucun talent mais persévère, poursuivant son but. Puis pendant 20 ans il voyage de port en port autour du monde afin, selon un rite spécifique, de peindre une aquarelle par quinzaine, soit au total 500 tableaux. Chacune de ses aquarelles est tout à tour envoyée à Gaspard Winckler, un fabricant de jouets de l’immeuble, choisi parmi d’autres, dont le rôle est de découper avec une machine adéquate les aquarelles en puzzle. Enfin les vingt années suivantes, Bartlebooth va reconstituer ses puzzles, les pièces seront recollées selon une technique précise, renvoyées dans le port d’origine, avant d’être replongées dans une solution qui va dissoudre l’encre. Il ne restera qu’une page blanche.
Quel chantier !
Pour ne pas décourager le lecteur je voudrais préciser que plusieurs grilles de lecture sont possibles :
- On lit cette histoire rocambolesque à un premier niveau, celui d’un roman fantasque et surréaliste, se baladant selon un trajet précis conçu par l’auteur dans toutes les pièces et recoins de l’immeuble, découvrant de multiples personnages, leurs histoires, leurs vies, chacune d ‘entre elles pouvant se suffire à elle-même, comme une brève nouvelle, comme un mini court métrage de cinéma.
- On peut le voir à l’image de ce que j’ai perçu comme, un gigantesque puzzle où des vies multiples vont s’imbriquées sur plusieurs générations, une sorte de roman dans le roman dans le roman. Il y a toujours un arrière-champ derrière un autre arrière-plan, lui-même rempli d’une multitude de détails.
- On peut le voir enfin, pour les plus scientifiques et les plus pointus des lecteurs, comme une construction mathématique et ludique, comme un gigantesque plateau d’échec sur lequel le lecteur va circuler dans un ordre extrêmement précis. Perec a découpé l’immeuble en 100 cases que le lecteur va investiguer l’une après l’autre sans jamais s’arrêter deux fois au même emplacement.
Mais là, il faudra piocher, si on souhaite en découvrir la structure cachée voulue par l’auteur, par une seconde lecture.
Pour le lecteur qui ignore tout de cette œuvre je sens une moue dubitative. Qu’est-ce que c’est que cette affaire ?
Je comprends.
L’œuvre est un tel labyrinthe qu’il faut l’aborder simplement et sans à prioris, en se délectant, parce que le plaisir est là, à chaque page, à chaque paragraphe, tant les histoires sont baroques, cocasses, emplies d’une causticité et d’un humour décapant. On rit, on sourit, on se gratte la tête, on fronce les sourcils, on ouvre la bouche bée (c’est rare aujourd’hui d’être à ce point saisi, par un sentiment, comme… l’étonnement !). J’ai souvent eu l’impression d’examiner un mécanisme d’horlogerie, pace que cette histoire fonctionne à la perfection. Ce que j’ai beaucoup aimé, c’est cet art du détail, porté à l’extrême, chaque détail, parfois minuscule étant une histoire majuscule à elle seule, dans des styles multiples, romanesque, romantique, policier, historique, social. C’est une tour de Babel de l’écrit. C’est un livre tout plein d ‘une ironie salvatrice et affectueuse portée sur notre temps, tour à tour burlesque et loufoque, cocasse ou comique, bouffonne ou savante, un labyrinthe de nos manies, nos lubies, notre ignorance, notre méchanceté, notre versatilité. Sur les rapports hommes femmes, sur le désarroi que l’amour peut causer, sur la solitude souvent, sur la famille, sur l’enfance. On devine des traits de Georges Pérec, l’absence de son père, mort en 1940 tué par un obus, sa mère déportée à Auschwitz, les psychanalyses qu’il a suivies dans sa vie (dont une avec Françoise Dolto). Pour décrire tout cela, Perec utilise du papier millimétré, comme celui que nous utilisions à l’école.
Je voudrais dire ceci, pour que mon résumé laborieux ne décourage pas le lecteur : avant tout, chez Pérec, on se poile !! C’est en fait, un livre facile à lire. Vraiment. J’ai toujours au travers des récits que je lis, des émotions singulières qui remontent, me raccrochent à d’autres, auteurs ou livres. Pérec me fait penser à François Morel dans ses chroniques, parfois à Pierre Dac ou à Alfred Jarry. Au dessinateur Escher dans ses magnifiques graphismes.
Son utilisation des gravures, des décors dont il se sert à merveille pour raconter des histoires qui feraient un livre à lui seul est épatante, innovante. Enfin et surtout, Pérec affiche un savoir encyclopédique, un feu d’artifice de connaissances, une érudition hors du commun, peut être le résultat de ses années de documentaliste. Au début je me prenais à vérifier des détails infimes qui émaillaient son propos, pour parfois y trouver du vrai, parfois non, (mais je suis peut-être un mauvais chercheur !), et au fond, j’ai abandonné rapidement mes recherches parallèles, pour me dire à quoi bon ? Elle est où la réalité ?
Pérec est un baroudeur du détail, de l’infiniment petit mais surtout de l’infiniment humain. Cette brocante humaine, où l’on se prend à chiner en douce, pour parfois se reconnaitre, nous, notre voisin, ou ceux que l’on aime moins.
Alors « la Vie Mode d’emploi est un objet à conserver près de sa table de nuit, à rouvrir, de temps en temps, à n’importe quelle page, à n’importe lequel de ses 99 chapitres, il n’y a aucune redite, aucun propos superflu. Pas une description de trop. Ces vies difformes, ce sont les nôtres.
Souvent dans mes chroniques, je parviens à glisser de larges extraits pour donner, le ton de l’auteur, le style, la philosophie de l’histoire. Avec Perec, ce n’est pas possible de fonctionner par extraits, ils seraient aussitôt déconnectés de la globalité de son œuvre.
J’ai choisi une scénette d’un seul tenant, que je vous livre, pour donner un ton à mon propos , du grain à moudre, et surtout éveiller la curiosité sur un écrivain, dont j’ai vraiment envie, après avoir lu le chef d’œuvre, (ce n’est pas un vain mot !) de découvrir d’autres récits, d’autres inventions, d’autres perles de culture.
Dinteville, 2
La salle d’attente du Docteur Dinteville. Une pièce assez vaste, rectangulaire, avec un parquet à pont de Hongrie, et des portes capitonnées de cuir. Contre le mur du fond, un grand divan recouvert de velours bleu ; un peu partout, des fauteuils , des chaises à dossier lyre, des tables gigognes avec divers magazines et périodiques étalés : sur la couverture de l’un d’eux, on voit une photographie de Franco sur son lit de mort, veillé par quatre moines agenouillés qui semblent tout droit sortir d’un tableau de de La Tour ; contre le mur de droite, un bureau gainé de cuir sur lequel il y a un plumier Napoléon III en carton bouilli avec des petites incrustations d’écaille et de fines arabesques dorées, et, sous un globe de verre , une pendule vernie arrêtée à deux heures moins dix.
Il y a deux personnes dans la salle d’attente. L’une est un vieillard d’une maigreur extrême, un professeur de français retraité. Qui continue à donner des cours par correspondance et qui attend son tour en corrigeant avec un crayon finement taillé un paquet de copies. Sur la copie qu’il s’apprête à examiner, on peut lire le sujet de la dissertation :
« Dans les Enfers, Raskolnikov rencontre Meursault (« l’Etranger ») Imaginez leur dialogue en prenant vos exemples dans l’œuvre des deux auteurs. «
L’autre n’est pas un malade : c’est un représentant en installations téléphoniques que le Docteur Dinteville a convoqué en fin de journée pour qu’il lui montre ses nouveaux modèles de répondeurs-enregistreurs. Il feuillette une des publications qui jonchent le petit guéridon à côté duquel il est assis : un catalogue d’horticulture, dont la couverture représente les jardins du temple Suzaku à Kyoto.
Il y a plusieurs tableaux sur les murs. L’un d’eux attire particulièrement l’attention, moins par sa facture pseudo « naïve » que par sa taille-presque trois mètres sur deux-et son sujet : l’intérieur, minutieusement, presque laborieusement, traité d’un bistrot : au centre, accoudé devant un comptoir, un jeune homme à lunettes mord dans un sandwich au jambon (avec du beurre et beaucoup de moutarde) tout en buvant un demi de bière. Derrière lui se dresse un billard électrique dont le décor représente une Espagne-ou un Mexique- de pacotille, avec, entre les quatre cadrans, une femme jouant de l’éventail. Par un effet abondamment utilisé dans les peintures du Moyen Age, ce même jeune homme à lunettes s’affaire sur l’appareil, victorieusement d’ailleurs, puisque son compteur marque 67000 alors que 20000 suffisent, pour avoir droit à la partie gratuite. Quatre enfants, en rangs d’oignons le long de l’appareil, les yeux à hauteur de la bille, contemplent avec jubilation ses exploits : trois garçonnets avec des chandails chinés et des bérets, ressemblant à l’image traditionnelle des petits poulbots, et une fillette qui porte autour du cou un cordonnet de fil noir tressé sur lequel est enfilée une unique boule rouge, et qui tient dans la main gauche une pèche. Au premier plan, juste derrière la vitre du café sur laquelle de grosses lettres blanches écrivent à l’envers
CASSE CROUTE A TOUTE HEURE
deux hommes jouent au tarot : l’un d’eux abat la carte représentant un homme armé d’un bâton, portant besace et poursuivi par un chien, que l’on nomme le mat, c’est-à-dire le fou. A gauche, derrière le comptoir, le patron, un homme obèse en bras de chemise ave des bretelles écossaises, regarde avec circonspection une affiche qu’une jeune femme à l’air timide lui demande vraisemblablement de mettre en devanture : en haut, un long cornet métallique, très pointu, percé de plusieurs trous : au centre,
l’annonce de la création mondiale en l’Église Saint Saturnin de Champigny le samedi dix neuf décembre 1960 à 20h45 de Malakhites, opus 35, pour quinze cuivres, voix humaine et percussions, de Morris Schmetterling, par le New Brass Ensemble of Michigan State University at East Lansing, sous la direction du compositeur. Tout en bas, un plan de Champigny-sur-Marne précisant les itinéraires à partir des portes de Vincennes, de Picpus et de Bercy.
Le docteur Dinteville est un médecin de quartier ; il reçoit dans son cabinet le matin et le soir, et rend visite à ses malades tous les après-midi. Les gens ne l’aiment pas beaucoup, lui reprochent son manque de chaleur, mais ils apprécient son efficacité et sa ponctualité et lui restent fidèles.
Le docteur nourrit depuis longtemps une passion secrète : il voudrait associer son nom à une recette de cuisine : il hésite entre « salade de crabe à la Dinteville » « Salade de crabe Dinteville » ou, plus énigmatiquement, « Salade Dinteville ».
Suit la recette in extenso sur une page et demi que je vous laisse découvrir et pourquoi pas faire, à la page 295.
Enjoy !!
La Vie Mode d’emploi
de Georges PEREC
1978 Éditions du Livre de Poche
664 pages