

« Il faut tout oublier pour qu’un espace neuf s’ouvre. «
C’est avec cet esprit-là qu’il faut aborder ce livre dont j’ai bien du mal à dire si c’est un roman, un essai, un récit, une méditation poétique ou une promenade spirituelle, imaginaire, (mais, où se situe la frontière entre l’imaginaire et ce qui ne l’est pas, ou bien encore, l’imaginaire n’est-ce pas le réel ?) , sans doute tout cela à la fois, tant ce récit, (allez, va pour récit) , est insolite en littérature.
Telle une petite souris s’immisçant subrepticement au cœur d’un morceau de fromage, j’avance pas à pas, mot à mot, dans l’œuvre de Jeanne BENAMEUR découverte avec son récit de transmission « Vers l’écriture ». A rebours donc, je vais remonter le fleuve comme un saumon remonte une rivière pour frayer.
Jeanne Benameur, je ne sais pas s‘il faut la présenter tant son œuvre remarquable est riche, pleine, diverse. Sur cette chronique j’ai simplement envie de l’appeler Jeanne, juste pour anonymement créer une sorte de proximité avec elle, et l’accompagner dans la lecture de son texte.
Il y a elle, la mère, de celui qui n’est plus et qui va devenir l’icône que l’on connaît et bouleverser le monde, même si son message universel sera vite récupéré, exploité, entaché par les éternels marchands du temple. Indices gommés, je ne dévoile rien en disant que c’est Marie, celle de l’après crucifixion que nous allons suivre dans son histoire terrestre de femme. Celle qu’elle aurait pu vivre.
« Il était d’elle, à elle. Et il était un être absolu. Sans elle. De mère il n’avait pas besoin. Elle a connu cette liberté scandaleuse et douloureuse d’avoir enfanté qui n’avait pas besoin d’elle. «
Puis, il y a Jean, le seul à avoir un prénom dans cette histoire impressionniste sans dialogues, à qui Jésus a confié sa mère.
« L’amour de Jean est un galet poli par la mer alors qu’il est si jeune. Cet amour-là est aussi ancien que les pierres les plus anciennes, plus haut que la Falaise rouge et Jean le porte comme un vêtement léger qu’on enfile le matin sans y penser. L’air peut passer, de sa peau à celle des autres. C’est comme ça qu’il donne. On ne sait pas nommer ce qui se passe alors avec les mots habituels mais l’amour de Jean n’en a pas besoin. Auprès de lui on ne craint plus rien. «
Et puis la fillette, muette, aphasique après un traumatisme terrible, qui joue une partition farouche et tendre, complice et proche.
« Elle se dit que cette enfant n’a pas d’âge. Son regard pénètre dans le sien avec une gravité qui appelle. Comment viennent ces moments où des temps se rejoignent sans qu’on n’ait rien cherché. «
Enfin, un homme, plus anonyme apparaît vers la fin, amour en devenir, guetteur de pas, attentif à la beauté d’un pied posé sur une sandale de cuir tressé.
Ce livre commence comme une méditation. Non plus simple que ça, une prière. On y rentre aisément ou on n’y rentre pas. Il faut peut-être toquer à la porte de façon répétée, un peu plus fort pour qu’elle s’ouvre. Que de l’ombre naisse la lumière. J’ai toqué, et je suis entré.
Je suis déconcerté. Peu à peu la magie opère. Celle de la simplicité, de la lenteur, du dépouillement indispensable, inévitable.
Souvenir personnel. Souvenir lointain d’un voyage effectué dans un autre temps avec la jeunesse en prime. Dans un pays qui n’est sans doute pas celui du livre, mais voisin, dont le nom n’était pas honni comme aujourd’hui. Et dont je retrouve ici les couleurs, les odeurs, les sensations du jeune homme qui ne savait même pas que ces tons-là pouvaient exister. Y a-t-il de la tristesse dans la nostalgie ?
Je vais la suivre elle, dans sa méditation, dans son recueillement, sa relation à Jean, son rapprochement avec la fillette. Elle, et c’est splendide dans le récit de Jeanne, sait lire, tracer les mots dans le sable de la pointe du bâton puis effacer les signes aussitôt dessinés. Elle dit les signes, d’abord, avant qu’ils deviennent des mots.
« Elle attend puis lentement se met à écrire. Ce qui vient, elle ne le choisit pas. Elle se laisse traverser par les mots. Les mots ont une vie silencieuse. Ils habitent des espaces inconnus et ouvrent des chemins neufs. Elle s’y rend. »
Jean, tout près, davantage pêcheur d’hommes que de poissons, continue de veiller sur elle, main sur l’épaule , honore sa mission de protection, tout en construisant de ses doigts son bateau pour prendre la mer sans pour autant y jeter ses filets. La fillette, mutique mais rieuse, aphasique depuis la noyade de sa mère élevée par sa grand-mère qui va vite comprendre qu’elle peut la laisser s’éloigner vers elle, va devenir amie et complice, jusqu’ à apprendre à lire sur le sable.
Jeanne dans ce récit nous prend par la main et nous fait dévier de nos certitudes pour gagner cet espace dont je parle au début, hypnotique, religieux au sens laïque du mot où il nous relie à la vie d’une femme qui a choisi de vivre tout bas, tout près de cette terre, ocre, qui revient sans cesse. Il y a du Christian Bobin nécessairement, c’est la face féminine d’une même pièce, l’autre versant du « Très bas ». Cette histoire, puisqu’il y en a une tout de même, m’a touché au-delà du dicible m’évoquant des contrées personnelles inconnues, comme un filet d’eau qui grossit peu à peu, parfois aussi comme une lave volcanique qui vous fait brûler de passion ou de colère, c’est selon.
On dit parfois d’un auteur ou d’un texte qu’il a été écrit jusqu’à l’os, c’est l’inverse ici, c’est un texte très in-carné, dans la chair, dans le corps, dans l’exploration des sens, des touchers, des odeurs, des couleurs. Le sentiment qu’une marche supplémentaire est ici franchie vers une autre forme d’écriture. L’absolu n’est plus si loin. La contemplation est là, on se surprend à songer à cette femme, silencieusement respectée dans son village pour ce qu’elle est et a vécu. On sait qui elle est. Elle a la connaissance, la sienne, elle sait lire, écrire la vie des plus simples, certainement pas dans un évangile mais sur des rouleaux confiés par un maître, jadis. « Elle est cette femme que la vie des autres traverse. «
« Lorsqu’elle était enfant, elle vivait comme les autres petites filles. Il n’y avait à choisir dans sa vie que les jeux auxquels elle s’adonnerait avec les autres. Sa mère préparait les repas et le rythme des journées était le même, répété tranquillement. Ce qui a changé le rythme c’est son entrée dans le monde des signes écrits. Elle était la seule fille à vouloir apprendre mais c’était impossible, les filles n’y avaient pas droit. (…) Elle avait droit en tant que fille à la connaissance des plantes. Les signes, non. »
Alors, j’ai pensé aux 130 millions d’enfants ou de femmes qui de par le monde aujourd’hui sont interdits de lecture, d’écriture, en Afghanistan, au Soudan, en Centrafrique ou au Niger. Mais déjà à l’époque ce n’était pas gagné, l’apprentissage du langage des signes n’était pas sans risques.
Cette littérature exigeante, habitée, est je trouve ce vers quoi on doit tendre. Elle me rassure, parce que la joie et la beauté y sont un perpétuel réconfort.
« On n’est pas seul quand on est confiant. On remet sa vie, son souffle à la veille des plantes et des pierres. On remet sa vie dans le regard des autres que l’on croise. Les vies s‘ouvrent les unes aux autres, parfois juste le temps d’un croisement. Un passage. Elle est une passante. «
Comme j’aime ce mot « passante » et la chanson éponyme qui va avec. Jeanne dépose en nos cœurs, des mots passant !
Le dépouillement qui chez Jeanne ne peut exister qu’après, j’imagine, un long travail sur elle-même pour atteindre un écrit aussi intime, empreint d’une forme de radicalité, un nettoyage en profondeur de la lie qui encombre la vie de chacun, les vexations de la vie sociale, les scories quotidiennes qui nous ôtent le courage d’aller au tréfonds de nous-même. Pour moi, son lecteur, à quoi bon la lire si ce n’est pas pour laisser décanter des questionnements sur les générations familiales qui m’ont précédé, laisser remonter en surface les paroles oubliées d’une mère, les yeux souriants d’une grand-mère, l’énigme de ma vie. Ce texte m’a travaillé.
J’ai beau être agnostique, (ce que Jeanne est peut-être aussi), j’ai été touché par cette grâce de l’histoire, de l’écriture, des mots, on y revient sans cesse. Beaucoup aussi par la lenteur. L’impression que Jeanne écrit comme elle parle, avec lenteur, des mots choisis, adéquats qui donnent instantanément le sens de sa pensée.

Ce texte prend davantage d’ampleur en le lisant à haute voix, c’est un sacré paradoxe de lire un texte à voix haute dans sa tête ! Il se murmure plutôt, comme le froissement d’une feuille, le crissement d’une page, le crépitement d’un pas dans la neige. Ou ici dans le sable.


Je découvre l’œuvre de Jeanne, convaincu qu’il y a des auteurs et des livres qui nous attendent. Ainsi, avec mon billet d’entrée, je suis dans l’antichambre de Platon et Deleuze, de Virginia Woolf, de William Shakespeare, de Marie Hélène Lafon ou de Joan Didion. Jeanne Benameur m’attendait. Je suis au rendez-vous comme j’ai pu l’être avec Christian Bobin.
Ce livre est un récit de trace, de marche, de démarche où jusqu’au bout on regarde peut-être davantage ses pieds que les étoiles. Livre sur les éléments, la mer omniprésente, aimante ou dangereuse, la terre, les rochers, la falaise. Est-ce une métaphore sur l’ensablement de l’humanité d’aujourd’hui, sur le chaos du monde ?
C’est enfin une autre vision, humaine celle-là, plus proche, une autre représentation de celle que l’on nous a toujours infligé comme affligée, éplorée, soumise et nécessairement sainte.
Ni conte ni fable. Évangile marial apocryphe ?
J’ai du tout surligner, avant, ce que je ne fais jamais, de ne pas m’arrêter à la fin du récit pour continuer et le reprendre, comme on le fait d’une musique que l’on écoute en boucle, et être encore davantage saisi à la deuxième lecture. Je comprends mieux le lien singulier qui s’est noué entre Jeanne et ses lecteurs, un lien qui m’oblige aujourd’hui moi aussi.
Ma gorge se serre.
C’est beau à pleurer.
Jeanne BENAMEUR
Actes sud 2025
208 pages
J’aimerais trop en savoir plus…