

Kamel Daoud est un journaliste Algérien, ancien éditorialiste au Journal d’Oran. Il a reçu en 2015 le Prix Goncourt du Premier Roman pour « Meursault contrenquête », hommage inversé à l’Étranger d’Albert Camus dans lequel il reprend brillamment par la voix du frère de « l’Arabe » l’enquête sur le meurtre causé par un certain Meursault.
Houris est son second roman de fiction même si Kamel Daoud a beaucoup écrit, surtout des recueils de ses chroniques, qu’il continue de publier chaque semaine dans « le Point ». En cela il reste un écrivain clivant par ses prises de position sociétales. Il est aujourd’hui naturalisé Français, interdit et rejeté dans son pays d’origine, l’Algérie, de par ses prises de position anti-islamistes.
« Houris » c’est le terme utilisé pour décrire une jeune fille vierge que les hommes musulmans vont retrouver lorsqu’ils gagneront le Paradis après leur mort. Dans le roman, « Houri », c’est un petit bébé en devenir encore dans le ventre de sa mère Aube.
Aube a 26 ans, elle a connu deux naissances, la seconde qui est plutôt une renaissance, lorsqu’à 5 ans, laissée pour morte, égorgée par des extrémistes du FIS, elle reprend vie mais sans voix, ses cordes vocales détruites, elle demeurera muette ou presque, sa voix n’est plus qu’un souffle exhalé par une canule de trachéotomie qui lui permet encore de respirer. Aube garde la mémoire physique de son égorgement par une vaste cicatrice de 17 cms qui part d’une oreille à l’autre lui donnant l’aspect d’un immense et effrayant sourire créant un malaise chez ceux qui la regardent .
Le livre raconte le dialogue entre Aube et son bébé, dont elle ne sait pas encore si elle va le garder, si elle décidera ou non d’avorter (être mère célibataire en Algérie reste inacceptable), pour ne pas lui laisser vivre l’existence d’une femme en Algérie, privée de tout, de parole, de rôle social, de liberté, de s’habiller comme de s’exprimer. Aube garde pour cela trois pilules contraceptives qu’elle utilisera ou non. « La voix d’une femme est une nudité, un appel au pêché dit un émir dans le livre ».
Le récit puissant et dense, est celui de la quête de cette jeune femme pour reconstituer la mémoire des drames qu’elle a vécu dans sa petite enfance, l’égorgement de sa sœur qui se substitue presque à elle pour lui permettre de survivre, son histoire personnelle comme familiale à travers cette décennie noire qui s’étend de Décembre 91 à Février 2002, et que nous connaissons mal en France , celui d’une sanglante guerre civile entre le pouvoir en place supporté par les militaires et les mouvements islamistes qui se disent volés d’une élection présidentielle. Si pour nous, le conflit Algérien est celui de la guerre avec la France, guerre aujourd’hui reconnue dans les manuels d’histoire, mais aussi avec leurs monuments aux morts et leurs commémorations, celui de la guerre civile qui coûta la vie à 200 000 Algériens, est totalement nié dans le pays. Il est même interdit d’en parler et d’y faire seulement allusion sous peine de se voir emprisonné pour 3 à 5 ans. Kamel Daoud est victime d’une fatwa qui l’a obligé à fuir son pays, il est interdit de publication en Algérie, son éditeur aussi.
C’est donc avant tout un travail de mémoire auquel nous convoque l’écrivain, dans une histoire truffée d’allégories, Aube tient un salon de beauté et de coiffure nommé Shéhérazade (allusion aux Mille et Une Nuits) juste en face d’une Mosquée, elle transgresse les codes vestimentaires en vigueur, tous les codes sociaux qui l’empêchent de s’exprimer.
C’est une longue adresse de la narratrice à sa fille qu’elle porte dans son ventre, car ce ne peut être qu’une fille.
Dans la deuxième phase du livre nous sommes immergés dans une histoire duelle avec la rencontre d’un Libraire à la limite de la folie tant ce conflit lui a laissé des traces dans sa chair, qui prend Aube dans sa voiture pour une course folle dans le pays. Aube qui cherche inlassablement le village où elle a vécu l’histoire terrible de son enfance, elle a un besoin vital de retrouver les gens, les témoins de cette période, renouer avec son passé d’enfant martyr. Reconstituer autant que comprendre. Folle histoire aussi parce qu’à chaque demande d’un chiffre d’Aïssa à Aube , le libraire hypermnésique , sait répondre, la date du massacre, le nombre de tués et parfois même leur patronyme.
Le travail de Daoud est un travail nécessaire et courageux sur cette période aujourd’hui niée par le pouvoir en place, redonner histoire à tous ceux qui furent égorgés, relater leur passé, le déroulement de cette décennie noire pour qu’elle ne tombe jamais dans l’oubli, par le biais d’une infâme loi de réconciliation promulguée en 2005 accordant le pardon et l’oubli aux tueurs.
La troisième partie du livre, où l’on revient avec Aube au Douar de Had Chekala, où 1000 habitants furent massacrés, dans la nuit du 31 Décembre 1999, intitulée « le Couteau », est sidérante, elle crée le ciment à cette histoire impossible à figer dans l’oubli.
Quelques lignes sur cette terrible nuit : » « Quand c’est arrivé, j’ai fermé les yeux. La mort, ce sont mille personnes qui chuchotent, font » chut » un doigt sur les lèvres, avancent en récitant quelque chose de mystérieux, puis examinent l’obscurité de la chambre où deux fillettes s’enroulent dans un tigre dessiné sur une couverture chaude. L’une est âgée de huit ans, grande et maigre, et son rire la protège des morsures des chiens, des piqûres de guêpes, du froid, des coups de sa mère et des épines. La seconde a cinq ans, elle a sa sœur aînée pour mère, pour père et pour sœur. Elles se taisent pour entendre la terre remuée par des bottes. Écoute, toi aussi. Cette histoire ne possède pas de langue dehors, pas de drapeau ni de date fixe, puisqu’on peut la revivre à n’importe quel moment. Elle n’aligne pas de vétérans vaniteux, pas de photos. Elle ne montre qu’un trou et une cicatrice au cou, « un sourire. » On a entendu des pas puis des conversations brèves, puis des pas, ils se rapprochaient. Quand ils ont atteint notre lit au sol, j’ai senti de lourdes chaussures sales sur ma couverture et une odeur pire que celles des peaux de mouton qu’on laisse pourrir au soleil pour les faire sécher. J’ai fermé encore plus les yeux, car parfois ça se passe ainsi : si l’on mure ses paupières, les choses disparaissent. On se réveille au matin sans plus un souvenir. (…) On me tracta brusquement par les pieds alors que je n’avais pas fini d’imaginer des explications. Puis on me tira les cheveux d’une main et ma tête, où je me réfugiai, se renversa sur le sol, hors du lit. Quelqu’un se pencha, et je sentis son souffle sur mon front, avec une odeur de carcasse. «
J’ai volontairement relaté l’histoire de ce livre de façon très didactique et factuelle. Mais l’intensité et la force du livre tiennent bien sûr, dans sa construction, dans son style oppressant et lyrique, dans cette narration pleine de redites volontaires, incessantes, propres à créer un climat suffocant pour le lecteur, comme à libérer l’auteur d’un poids de vie qui l’étouffe.
Nous sommes là dans un Voyage au bout de l’enfer, dans une folie historique, ravageuse, sauvage, inimaginable. La violence et la puissance du propos nous surprennent, bien que coutumiers aujourd’hui de l’horreur des conflits guerriers, nous entrons là dans une autre dimension, parce qu’elle est autant historique que dissimulée.
Si « Lire délivre », écrire revêt pour Daoud le même objectif. Que de rage contenue qui explose dans son récit. Écrire ce texte est pour lui une catharsis, une psychanalyse qui nait du fond de ses entrailles. Parce que la catharsis c’est bien cela, une forme de purification par une représentation dramatique de la réalité.
Ce roman est immense, il célèbre la mort et la vie, la vérité historique délibérément étouffée par le mensonge et la peur imposée, infusée dans l’esprit de ses témoins, c’est un roman féministe , un roman politique incontestablement. Y aurait-il des guerres nobles que l’on commémore, par des célébrations, des monuments aux morts, des excuses officielles car présidentielles, et des guerres que l’on étouffe, que l’on cherche à oublier au prix d’une réconciliation qui laisse incrédule le lecteur, qu’on recouvre du noir manteau de l’oubli, interdit d’en parler, d’y faire allusion au risque de se faire soi-même égorger.
- Kamel Daoud interroge inlassablement, avec grand talent, l’Islam, le Coran, la Religion, le Monde, il se coltine de plein fouet le fait religieux et le fait islamique, pas besoin de chercher de quel côté il se situe. C’est en ce sens qu’il est attaqué avec violence.
Enfin, j’ai trouvé à travers ce récit, une représentation obscène parce qu’exacte de la puissance de l’homme, c’est à la fois Houris et Hubris, une colère contre la représentation difforme de la femme, ( « un homme ne peut s’isoler avec une femme étrangère sans que le diable ne soit leur complice »,)une critique téméraire de règles de vie moyenâgeuses et irrationnelles parce qu’elles convoquent des rites religieux incompréhensibles pour des occidentaux laïques au travers de la fête de l’Aïd El-Kébir.
Sortir de ce livre poignant, quasiment hypnotisant, m’a laissé… essoré ! Je suis incapable de dire si j’ai pris du plaisir à le lire, tant j’ai ressenti le propos comme une machine infernale, resserrant peu à peu ses mâchoires pour m’oppresser, me tétaniser, et m’empêcher de m’enfuir, ou de simplement poser le livre pour mieux respirer. En ce sens j’ajouterai que c’est une expérience de lecture très physique.
Dernière question, est-ce un grand Goncourt ?

C’est un grand livre, clivant et contesté, qui, on le voit dans l’actualité, avec les accusations portées contre le couple Daoud d’avoir vampirisé cette histoire au travers du témoignage d’une algérienne confié à son épouse psychiatre fait trembler les lignes. Mais que croire lorsque l’on voit les médias algériens officiels s’engouffrer dans cette brèche. ?
Mon sentiment, est que ce n’est pas un livre pour le Goncourt.
Il est trop à l’étroit dans les frontières d’un Prix littéraire, davantage fait pour rendre œcuménique la lecture, et pas pour la cliver. Pour ceux qui n’achètent que le Prix Goncourt dans l’année, ou veulent l’offrir sans faire d’impair, soyez prudents, sa place n’est pas au pied du sapin.
Pour lecteur averti.
HOURIS par Kamel Daoud
412 Pages Editions Gallimard
Prix Goncourt 2024