« Le Convoi « de Beata Umubyeyi Mairesse 

L’autrice, Beata, est une rescapée, comment peut-on seulement définir ce mot, une survivante improbable d’un massacre, là encore quels mots se cachent derrière cette expression, celui d’un génocide, cela devient plus net et plus explicite, celui de la communauté Tutsi au Rwanda par l’autre ethnie, celle des Hutus. Nous sommes en 1994. Pour ma part j’avais 38 ans, et comme tous les Blancs qui suivaient l’actualité géopolitique de cette époque, je n’ai pas oublié le massacre incompréhensible d’une communauté par une autre, du même pays, de la même culture, de la même religion, de la même ethnie, formation, éducation, scolarité.

Beata a 15 ans à l’époque. A la fois très mature et encore enfant. Son récit, magistralement organisé (j’allais dire malencontreusement « découpé » ! ) nous raconte sa fuite vers le Burundi avec l’aide d’une ONG suisse, Terre des hommes. Elle n’y a pourtant pas droit. Elle a 15 ans, et le sauvetage de ces convois d’enfants n’a été âprement négocié que pour des enfants de12 ans maximum, entre Terre des Hommes et le gouvernement Hutu de l’époque. Mais Beata est blanche, franco-rwandaise, parle couramment le Français, elle va parvenir à se cacher sous les couvertures, au fond du camion qui emmène ces enfants, avec sa maman, et parvenir à se faire exfiltrer au Burundi. Rien que ce récit au titre ravageur, qui nous rappelle autres temps sombres pas si anciens, est mortifère, générant une émotion et une angoisse sans nom. Mais Beata, ne pourra pas dans sa vie d’adulte se satisfaire du seul miracle de son évasion, elle a vu , elle a entendu, elle a compris ce qui se jouait, les exactions sur les  Tutsis, les  meurtres à la machette, au couteau, au gourdin. Les 250 000 femmes tutsies qui ont été violées pendant le génocide, l’ont souvent été délibérément par des hommes que l’on savait séropositifs ! Ces images atroces qui se sont imprimées, collées, additionnées dans sa mémoire, elle ne peut pas mettre le couvercle de l’oubli par-dessus.

A partir de 4 photos de son Convoi, vagues, floues, recueillies grâce à la BBC, Beata va avec une minutie et une patience sans relâche, reconstituer en convoquant le passé, par des témoignages, par des recherches dans les archives de la BBC, de Terre des Hommes, de la presse, de la Croix Rouge, et retrouver, identifier, nommer, ne pas laisser l’oubli s’installer. Entremêlant naturellement les deux récits, mais aussi en peignant les portraits   des protagonistes, journalistes, photographes, simples témoins, archivistes, elle va relier, bout à bout, les   minuscules pièces d’un puzzle fait d’horreurs,   d’histoire mais aussi de vérité et d’humanité. C’est un livre qui, par moments, m’a fait penser au très beau récit « la Carte Postale » d’Anne Berest, cette volonté farouche d’écrire, de reconstituer un lien pour que l’oubli n’efface rien de ce que l’âme humaine peut faire de pire. Mais aussi de beau   de désintéressé voire d’exaltant, donner du sens. Un livre où rôde l’esprit de Saint Ex, celui de Terre des Hommes, celui aussi du journaliste français Patrick de Saint Exupéry dont elle parle peu mais qui  fut le Grand témoin français  à mettre à jour ce qui se  jouait au Rwanda. 

L’enquête, terriblement complexe, est menée avec humanité, douceur parfois, pour surtout ni ne rien oublier, ni commettre un impair en n’ayant pas la preuve sur chaque pièce quelle avance. D’abord la Vérité. Beata cite beaucoup, nomme beaucoup les journalistes britanniques dont certains resteront à jamais traumatisés par ce qu’ils ont vu, les photographes ( il y a dans ce livre une admirable réflexion sur le pouvoir des instants figés par  le temps de la photo, des caméramen, des preneurs de sons, des journalistes dont certains ont pris des risques insensés pour que tout soit vu et dit, du fondateur de Terre des Hommes Alexis Briquet organisateur du Convoi  qu’elle va retrouver à la fin de sa vie,  tant d’années après et avec lequel elle partage une affection infinie. Elle tisse une gigantesque toile d’araignée humaine qui va relier les photos d’enfants devenus adultes   qui vont se reconnaître, après qu’elle les ait contactés, sur ces photos anciennes. Beata n’a pas besoin d’asséner des jugements ou des commentaires, c’est ce qui fait la force de son récit, les faits parlent d’eux-mêmes. Ces faits qui nous font honte à nous blancs. Que faisions nous, pour les plus anciens, en 1994, pour ma part que faisais je si ce n’est regarder incrédule, sans comprendre qu’un génocide (100 000 morts en 100j) se déroulait sous nos yeux, avec l’assentiment tacite du gouvernement Français, que l’autrice a l’incroyable pudeur de ne ni nommer, ni accabler, accuser, attaquer. Parfois ne pas exposer donne encore plus de force au propos.

 Mais nous avions l’habitude sans doute de voir défiler sur nos postes, d’horribles images venues d’Afrique Noire, nous avions eu le Biafra, nous avions eu Mandela et l’Afrique du Sud, sans doute, avons-nous  eu nos bons et nos mauvais pauvres, nos bons et nos mauvais sans papiers, nous avions nos bons et nos mauvais génocides, blancs de préférence. On avait déjà eu tant de mal à se sortir du guêpier Algérien, pour ne pas en plus aller se fourrer dans celui d’un pays dont nous peinions à prononcer le nom.  Nous avions en quelque sorte eu nos   génocides à nous. Nous avions eu la Shoah, nous avions eu le massacre des Arméniens, nous avons aujourd’hui le film horrible de ce qui se déroule en Palestine, alors le Rwanda… Qui savait d‘ailleurs où   situer ce petit pays sur la carte d’Afrique, vous imaginez ?  Des gens qui se tuaient   à coups de machette ?  La désinformation faisait son travail, le gouvernement de Paris soutenait le pouvoir en place. Alors, nous regardions   distraitement avec un zeste d’empathie un massacre supplémentaire du plus grand prédateur de l’espèce humaine, l’Homme lui-même.    

Impossible de dire que ce livre est beau. Les adjectifs de valeur n’ont   ici guère de signification.

D’une immense dignité, il nous fait comprendre la dette terrible que nous avons, envers le Rwanda bien sûr, où la colonisation porte une écrasante responsabilité en ayant pour d’obscures raisons économiques, dressé à mort l’une contre l’autre deux communautés qui avaient jusqu’alors réussi  à cohabiter paisiblement,  mais aussi et surtout avec l’Afrique dans son ensemble, dette que nous ne cessons d’abonder avec une impudence sans limites, que nous serons incapables de rembourser un jour. Tout au plus pourrons-nous, peut-être, nous agenouiller devant un mémorial et demander pardon à ces frères humains. Parce qu’au fond, nous n’avons encore rien compris aujourd’hui , tiré aucune leçon, certes nous ne tuons pas frontalement, mais Total continue de défoncer la terre en Ouganda pour y rechercher l’or noir  et faire carburer les voitures des blancs, 40 % des femmes africaines meurent du cancer du  Col de l’utérus , deuxième rang en termes d’incidence et de mortalité,  parce que les laboratoires pharmaceutiques ne veulent pas mettre des vaccins à des prix abordables, et un jeune premier ministre français de 34 ans ne trouve comme solution à la désertification médicale en France que de proposer d’aller piller les médecins africains pour  les faire  venir dans nos campagnes.

Ce livre, sobre dans son écriture, pudique, nous émeut, que ce soit par le récit d’évasion de Beata   de sa mère et de centaines d’enfants par des humanitaires qui ont donné leur vie en lui donnant   un sens, mais conduit une intelligente et intuitive réflexion qui va bien au-delà des massacres, en nous demandant de nous observer sans fard  dans le miroir de nos existences humaines. La réflexion sur le regard du photographe, qui rend le témoignage ineffaçable, est imparable « « le fait d’être photographié nous permettait d’avoir un regard sur ce que nous vivions, et nous pouvions confusément espérer, que ce regard nous sauverait ».   Même si la photographie ultime, qui devrait clore l’enquête, n’a pas été encore retrouvée, peu importe, nous savons qu’elle existe, qu’elle est quelque part dans une archive, dans un carton, et que si la retrouver est intensément important pour l’auteur, pour nous lecteurs, nous avons compris ce que nous devons à Beata.

En refermant le livre, j’ai repensé au dernier livre de Cynthia Fleury : « la Clinique de la Dignité ». C’est exactement cela.

 Merci Madame. 

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