


Un livre culte ? qu’est-ce que c’est ?
Et un écrivain culte ? C’est un écrivain qui écrit des livres culte ?
Amis lecteurs, peut être pourrez-vous éclairer ma lanterne. Un livre culte, c’est pour moi, un livre phare, souvent unique, qui a traversé les époques et les générations pour être toujours actuel, capable de chuchoter à l’oreille de chacun, même et surtout des jeunes générations. « 1984 » d’Orwell, un livre culte ? Sûr. « La route » de Jack Kerouac un livre culte ? Forcément, c’est le livre de la beat génération ! La « conjuration des imbéciles » de John Kennedy Toole , c’est culte ? Ah certainement, c’est même estampillé sur la couverture. « Sa majesté des mouches » de William Golding, culte ? oui, certainement, de toute une génération depuis l’adolescence. « Le Seigneur des Porcheries » de Tristan Egolf, culte ? oui, absolument, tragiquement. Egolf un auteur culte, sans doute, il a disparu de façon dramatique, pathétique, il n’a écrit que trois livres et les deux derniersn’étaient pas vraiment bons. Sa vie décousue, son éclosion en tant qu’écrivain, son talent singulier en font l’auteur inclassable d’un seul chef d’œuvre par excellence qui remplit toutes les cases.
Flaubert un auteur culte ? Non pas vraiment, un auteur classique plutôt. Patrick Modiano, culte ? Non, mais un immense auteur devenu classique.


« Le Seigneur des Porcheries » ou plutôt comme disent les initiés, « Le Seigneur » est un formidable roman qui a bouleversé toute une génération. Et le fait encore. L’histoire tragique de bout en bout de son auteur, Tristan Egolf, de même.


Un bref rappel alors. Né en Pennsylvanie, il grandit à Washington. Pendant des années de galère il porte en lui une histoire inspirée qui au fil du temps ne cessera de s’étoffer pour devenir un énorme bouquin de 700 pages, maintes fois remanié, tant de fois réécrit. On est en 1994 à Paris, sous le pont des Arts, un inconnu gratte et braille plus qu’il ne chante de vieux tubes de Bob Dylan . Deux jeunes femmes s’arrêtent, entament la conversation. L’une des deux s’appelle Marie Modiano, la fille du grand écrivain qu’est déjà devenu Patrick Modiano. Ils sympathisent, il lui confie qu’il écrit, elle l’amène chez elle et pendant plusieurs mois Tristan va partager la vie des Modiano. Tristan ne cesse de remanier son manuscrit qu’un jour, par hasard, Patrick Modiano découvre sur la table de sa chambre. Une écriture serrée, dense, un manuscrit imposant, il a une intuition. Patrick ne lit pas l’Anglais mais sa femme Dominique si. Elle se plonge dans cette histoire. Le choc est immédiat. Fulgurant.
« C’est horrible à dire, raconte Patrick Modiano, mais je n’avais pas besoin de lire son roman. Je savais. Peut-être parce que je suis du métier ? Rien qu’en voyant cette masse, et ce type qui passait ses journées à écrire… c’est difficile à expliquer. Ça m’a semblé bizarre que ce type de 23 ans, à la fin du XXème siècle, écrive encore à la main avec des ratures. »
Patrick Modiano transmet le manuscrit chez Antoine Gallimard. Tous ceux qui le lisent sont sous le choc. Le livre que Tristan Egolf a écrit, a essuyé plus de 70 refus auprès des éditeurs américains. Tant pis pour eux. Gallimard s’en empare, le fait traduire, en acquiert les droits, le publie et le vend dans le monde entier y compris aux États-Unis. Un comble. Le livre est lancé, la carrière de Tristan Egolf aussi. Ce grand jeune homme maladroit qui ne croyait plus en lui devient la pièce centrale du milieu éditorial mondial. Et du public qui l’adoube.
Adrien Bosc écrivain confirmé, déjà lauréat du Grand Prix de l’Académie Française en 2014 pour « Constellation », brosse une très fine variation biographique de Tristan et débrouille l’écheveau du manuscrit, détaillant comment Egolf a pu accoucher d’un tel chez d’œuvre. C’est la trame de son livre, enquête sur la genèse d’un chef d’œuvre.
Difficile, en quelques lignes, de résumer cette histoire picaresque, monumentale, rabelaisienne. Le titre initial, est « The Lord of the barnyard ». Mais c’est Patrick Modiano qui trouvera le titre en français, » le Seigneur des porcheries ». Sous-titré » Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes ». C’est la vie de John Kaltenbrunner.
Tout se déroule à Baker, une ville pareille à des centaines d’autres de la Corn Belt, gouvernée nous raconte Bosc, par une faune de petits blancs, pauvres à crever, violents, ignares et armés, dégénérés et cupides. John est le fils du sous-directeur de l’usine de charbon qui meurt avant la naissance de l’enfant lors de l’explosion d’une mine. La biographie de John va se dérouler sous nos yeux affamés de grandes histoires. John vit avec sa mère. A 9 ans il a déjà restauré la ferme familiale et s ‘est lancé dans l’élevage de poulets (…) Un jour, John trouve dans l’établi le trésor de son père, des vestiges archéologiques découverts dans la mine. Il s’échine à abriter le butin jusqu’à ce qu’une gigantesque tornade dévaste la ferme, tue l’énorme brebis, tandis que sa mère est victime d’une maladie foudroyante. John, sans permis, la conduit à l’hôpital et provoque un accident. A partir de ce moment, John va subir une persécution continue et permanente. Il est confronté à l’Église Méthodiste de Baker et à une horde dévote, les harpies. Retranché dans sa maison, John encerclé par les flics du conté finit de saccager sa maison et tire sur les assaillants. Il est condamné à trois ans de travaux forcés. Il a seize ans et promet de se venger. A 19 ans, le voilà de retour, il va travailler dans une usine de volailles. Travail abominable, la harpie méthodiste qu’il a comme tutrice, payée pour le suivre, va faire les frais de sa colère. Il va démonter son appartement façon Klaus Kinki nous dit Bosc. Licencié, il retrouve un emploi comme éboueur, va devenir le leader d’une armée de paumés comme lui, et la vengeance sera terrible seule à même de laver l’humiliation subie. Qu’il a dû subir toute sa vie. Je m’arrête là pour la trame de cette histoire, car la densité du récit, la multiplication des évènements, les rebondissements incessants est impossible à relater succinctement. Cette histoire est un véritable Moloch. Un livre Rabelaisien.
Le livre d’Adrien Bosc, s’il se présente comme un roman, est davantage un roman- enquête, une variation biographique sur un auteur, une analyse sur une œuvre, et une très belle réflexion sur l’écriture. Il tente de dévider la pelotte que constitue cette œuvre.
Le narrateur, Zachary, travaille à New York comme « Fact-checker au New Yorker. Il est vérificateur des enquêtes menées par les journalistes. Il décide de faire bifurquer sa carrière pour rejoindre Paris suite à une séparation conjugale. Un travail lui tient à cœur, à la fois de relater l’histoire de la construction du Roman de Tristan Egolf, mais aussi de braquer la lumière sur l’auteur, qui s’est suicidé en 2005. Bosc définit lui-même le style du livre quelque part entre Jim Harrison et Edward Abbey, l’auteur « du gang de la clé à molette », ou encore de Steinbeck ou Faulkner, références engageantes.la comparaison me parait très juste. L’enquête de Zachary mêle habilement l’analyse du récit à la vie complexe de l’auteur. « Le Seigneur des Porcheries » apparait comme une transposition de la vie de l’auteur dans son roman.
« On ne pouvait pas connaitre un être comme Tristan Egolf, car lui-même ne se connaissait pas » « Philip Roth maitrisait à un point extraordinaire. Tristan Egolf ne maitrisait rien du tout. Je voyais son malheur sans qu’il ait besoin de raconter sa vie. «
« Dans un échange avec Christine Jordis , l’éditrice d’Egolf, qui apprend sa mort par Patrick Modiano, il y a cette très belle phrase de l’éditrice qui lui dit : « vous savez les écrivains sont des êtres assez décevants. Au fond, on ne les connait vraiment que par leurs livres. Dans la vie courante, ils sont comme tout le monde : des êtres déformés par les autres. « . C’était un être de tâtonnements et de malheurs. »
Nous avons sous les yeux un décalque de toutes les souffrances endurées, depuis la perte de son père qu’il a peu connu et s’est aussi suicidé, jusqu’à la disparition de sa mère, en passant par ses échecs amoureux. Remontant le fil de la vie de Tristan Egolf depuis le moment où il a commencé à écrire « Le seigneur » jusqu’à ses relations intimes, familiales, son retour aux états Unis, son engagement politique, ses tentatives de donner une suite à ce premier roman, nous saurons à peu près tout ce qui est disponible comme informations. Il y a dans le livre une phrase très frappante qui dit, « Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende. »
Peu à peu dans cette affaire, le livre va supplanter l’auteur.
« Le temps avait œuvré, il avait gommé l’écrivain ; seul, le livre, autonome, agile, existait. «
Serge Chauvin, un de ses traducteurs en découvrant le manuscrit apporté par Modiano disait » Évidemment, j’étais un peu méfiant. Je crois revoir le manuscrit dactylographié, une police de machine à écrire. C’était tout de même assez imposant, quatre cents feuillés bien tassés. Mais j’ai très vite été soufflé parce que ça ne ressemblait à rien de connu. J’étais vraiment enthousiaste. (…) C’était d’une certaine manière un livre autodidacte, à la fois très raffiné et de l’ordre de l’art brut. Le côté idiosyncrasique d’un John Kennedy Toole, argot largement inventé, très archaïsant … J’aime bien les maximalistes… pas les minimalistes.

Egolf était un écrivain à forte veine sociale, il n’avait qu’à se « baisser et puiser dans le voisinage de la matière pour le roman. « L’auteur nous décrit Egolf repartant aux états Unis pour se ressourcer et capter des fragments de vie qui vont encore densifier son roman.
Adrien Bosc a de très belles lignes sur l’écriture : « Lire un roman, on l’oublie trop souvent, c’est accéder à l’intimité d’un homme. Parfois, c’est indécent, indigne, l’écorchure est livrée telle, il n’y a plus de filtre, ce qu’on lit dégoûte, c’est une opération à cœur ouvert. De temps en temps, c’est plus rare, la douleur est là partout, mais sans indignité, communicable à tous, un bien commun, qu’on sait désormais en partage, le plus intime se fait alors universel, la douleur une joie collective, celle d’une vérité ou chacun se reflète. Le plus souvent ce n’est ni l’un ni l’autre, et alors ce sont des livres vides, des livres de faiseurs sans âme, des livres propres mais sans odeurs. »
Peut-on lire ce livre d’Adrien Bosc sans avoir lu « le Seigneur.?
» A mon sens, non. Dans l’ordre que l’on voudra, mais il faut lire les deux. Certes la lecture de « l’Invention de Tristan » peut se suffire à elle seule, la genèse d’un livre appelé à devenir culte. Mais inévitablement, après un tel panégyrique, on n’a qu’une envie, c’est de lire le roman. Mais lire aussi le livre d’Adrien Bosc, mille fois oui, c’est un incroyable faisceau d’éclairages auquel nous convie l’auteur.
Le livre est habile, l’écriture fluide, coule comme une rivière et emporte le lecteur. On sent une évidence chez Bosc, sous le charme, sous l’emprise, un devoir impérieux de raconter son enquête. Enfin, Il nous fait pénétrer dans le monde de l’édition, de la traduction.
Le fait de créer en Zachary un personnage fictif pour écrire et décrire Tristan, est une intelligente façon de mettre un pied de côté, pour avoir un regard en décalé autant sur l’œuvre que sur l’auteur.
Cette chronique fut pour moi peut-être une des plus difficiles à écrire, surtout parce qu’elle aborde trois champs d’investigation, le roman lui-même, la personnalité dévoilée de l’auteur, et le processus d’accouchement de son œuvre. Dans le même temps, une chronique est aussi le prolongement naturel de la lecture d’une œuvre, le livre achevé, on n’en a pas encore terminé, on se tourne sur ce que l’on a lu pour en tirer la substantifique moelle, on laisse décanter en nous les impressions fortes que la lecture nous a apporté. Et le livre d’Adrien Bosc s’avère ici d’une immense préciosité pour enrichir notre lecture.
J’aime cette phrase de Jon Kalman Stefanson, dans Asta, citée par l’auteur :

« Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ? »
Dans la lecture ai-je envie de répondre.
En cela Adrien Bosc a réussi un tour de force.
Sur un livre pas culte.
Cultissime.
L’invention de Tristan
Adrien Bosc
Éditions Stock
256 pages
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