
“Vingt mille japonais et Canadiens d’origine japonaise furent internés dans des camps, avant et durant la seconde guerre mondiale, principalement en Colombie britannique. Beaucoup furent poussés au départ, après la guerre pour retourner au Japon. Il fallut attendre 1988 pour que le gouvernement canadien présente des excuses.”
Voilà une page d’histoire bien méconnue.
Le pitch ? Va pour le pitch.
Cette page d’histoire sert de canevas à une folle aventure, romanesque, ou s’entremêlent plusieurs destins : celui d’Hannah, née au Canada d’une mère japonaise Aika, ayant fui le Japon pour venir se marier comme beaucoup de jeunes femmes japonaises, fuyant souvent la pauvreté dans leur pays, attirées par des promesses de mariages par correspondance, en recevant des photos de l’élu idéal. Mais à l’arrivée, comme souvent dans la réalité, le mari promis, riche et beau, se révèle souvent pauvre et laid, pas terrible en tous cas. C’est le cas pour Aika, qui trouvera en Kuma, un époux brave, raconteur d’histoires, mais pas le prince charmant rêvé. Dur pour qui a traversé les océans avec pour seul but le mariage parfait. Hannah naîtra de cette union improbable. Elle nous fera partager le terrible et oppressant destin de ces Japonais perdus au Canada (qui aurait pu imaginer ce pan d’histoire inconnu ?), elle nous fera vivre au travers des souffrances éprouvées, avec quelle intelligence elle saura se connecter à l’impermanence d’une nature, jamais ennemie pourvu qu’on la respecte.
En parallèle,
nous suivrons Jack, un Indien mélangé, un Creek Walker, pas d’équivalent sous nos contrées, en gros un de ces Canadiens solitaires et bourrus, qui parcourt les rivières et les forêts pour y recenser les populations de saumons remontant les fleuves, et détailler les espèces, leur nombre, leur taille. Bref pas un adepte de TikTok !
Vue comme ça, cette histoire pourrait nous apparaître pas forcément très passionnante. La force de la littérature est dans l’écriture, la peinture d’une nature pas vraiment hostile, si on en respecte les règles et la beauté, si on ne cherche pas à la dominer mais à se fondre dans le vivant. Impossible bien sûr de décrire les péripéties de ces deux êtres dont les chemins se croiseront par des hasards que seule la vie est capable de faire naître.
On trouve beaucoup de choses dans cette histoire, avant tout de l’humain, d’abord la cruauté des hommes, mais jusque là rien de surprenant, le rejet de la différence, tout ce qui n’est pas comme nous est forcément suspect, l’étranger est l’ennemi parce qu’il est étranger et on doit l’exclure à tout prix. La dimension de l’histoire, aussi écologique que politique, grimpe encore d’un cran, dans la spiritualité de cette nature, de ses ours, de ses chiens et de ses coyotes, de son chamanisme même, dans la puissance de l’écriture, certes classique, mais fluide et riche à la fois, parce que Marie Charrel a dû porter en elle une histoire qu’elle n’a pas seulement inventée, mais dont elle s’est laissé traverser, et à laquelle elle s’est heurtée avec force, émotion, humilité et grandeur d’âme. J’ai aimé ce livre, vous l’avez compris.
On ressort de cette histoire transie d’humanité, gorgé de paysages et d’âmes fortes, de caractères âpres et déterminés à survivre, encore plus enclin à voir en l’étranger, un ami, un frère…ou une sœur. Poignant, souvent bouleversant, toujours captivant.
Chaudement recommandé.
Marie Charrel
Les Mangeurs de nuit
le livre de Poche
336 pages
2024
J’en voudrais plus!!