
Conversation avec J.
Tu sais, ça m’a repris.
Ça t’a repris ? Qu’est ce qui t’a repris ?
Mes pulsions.
Tes pulsions ? Mais quelles pulsions ? Tu me fais peur…
Eh bien, tu sais, ma boulimie de lecture ! J’ai tenu bon quatre jours. Du 21 au 25 Janvier. Quatre longues journées, tu te rends compte ? Et puis, et bien…j’ai craqué !
Comment ça tu as craqué ?
Mais si, tu le sais, j’avais toute une pile de livres à lire, des romans, des nouvelles, des essais, de la philo, même un livre sur l’assemblage des vins, des recueils de poésie, ce qu’ils appellent leur PAL… et puis… plus possible d’attendre tellement je ressentais des démangeaisons sur tout le corps, un prurit féroce, j’ai foncé chez mon libraire indépendant, j’ai tourné nerveusement dans les rayons, oh pas longtemps, je savais bien où il devait se trouver… Et là ça a été plus fort que moi, j’en ai pris un…
Mais un quoi enfin ?
Et bien… »un avenir radieux », le dernier Pierre LEMAITRE, c’était plus fort que moi ! Il me fallait ABSOLUMENT savoir où en était la famille PELLETIER.
Et… Et alors ?
Deux jours.
Il m’a fallu deux jours… et je peux te dire que je n’ai pas beaucoup dormi… et pas beaucoup mangé non plus !
Et alors ??? Il est comment ?
Et bien… c’est du Lemaitre. C’est pas du Victor Hugo. C’est pas du Eugène Sue. C’est pas du Léo Malet non plus … c’est… c’est du Lemaitre.
Alors donc, il vaut quoi le dernier Pierre LEMAITRE ?
Parce qu’on ne peut pas y échapper :
Aux pubs envahissantes,
Aux interviews redondantes,
Aux commentaires dithyrambiques, au point de se dire, s’ils font tant de réclame pour ce livre c’est qu’il ne doit pas être si bon que ça. Un livre, un auteur quand on l’attend, on le trouve, sans même avoir besoin du bouche à oreille.
Alors je vais vous dire. Moi, je lis vraiment de tout, d’Alexandre DUMAS à Guy de Maupassant, de Sorj CHALANDON à William Faulkner, des classiques aux recueils de Poésie (ah Prévert ! Ah ! Hugo ! Ah Aragon !) d’Orwell à Jules Renard, de Roberto Bolano à Fernando Pessoa, de Jim Harrison à Philip Roth, de Camus à Sartre, c’est dire. Tout ce qui est bon, tout ce qui est beau, puissant, de qualité me nourrit, je suis preneur de tout.
Eh bien, Pierre LEMAITRE, c’est formidable. C’est facile à lire. A toute berzingue. C’est intelligent, E=MC2 peut être pas, mais pas loin. C’est poétique, fleuri, vulgaire, vif, alerte. Il faut pas faire la fine bouche, il faut pas être bégueule. C’est bon, c’est tout.
Bon j’arrête d’enfiler des perles.
Nous sommes en 1959 et nous retrouvons la famille Pelletier. Ils sont tous là. Le père, le chef de famille, le petit patriarche, Louis Pelletier qui a vendu son emblématique fabrique de savons à Beyrouth pour revenir en région parisienne, Angèle sa femme, l’inquiète, la frileuse, la toute proche de son époux, François le grand reporter au » Journal du soir », beau, vaillant, intelligent, à la pointe de l’innovation de l’époque avec l’invention d’une émission télé, « Edition Spéciale » (mais on a reconnu avant l’heure « Cinq colonnes à la Une »), sa femme Nine , un peu sourdingue mais belle comme un rayon de soleil , comme un éclat de lune, amoureuse de son mari, douée pour la reliure, des livres qu’elle rénove pour les bibliophiles, Hélène la sœur bien aimée de François qui va faire ses premiers pas à la Radio Parisienne en inventant le concept repris par Macha Béranger (parce que c’est elle bien sûr, Hélène, qui l’a inventé !) « Que faites-vous cette nuit », juste après le Pop Club de José Artur (alors ça vous parle pas ?), une porte ouverte sur la nuit pour les noctambules de tous poils et puis… Jean, le pathétique Bouboule, toujours en retard d’une guerre, moite, suintant l’anxiété, la peur de ne jamais être à la hauteur, mais Attention ! Bouboule il a une face sombre, très très sombre, c’est un violent qui se cache Bouboule, un impulsif imprévisible, et Geneviève sa femme qui le mène par le bout du nez, toquée d’astrologie, vautrée dans la malveillance, mais aussi perverse dans ses moindres mots faits et gestes, horripilante serait l’adjectif approprié pour la décrire, tant elle nous fait un festival rare de méchancetés. Et puis, les enfants de Bouboule et Geneviève, Philippe, adoré puis étouffé puis rejeté par sa mère et puis Colette (d’ailleurs Colette ou Cosette ?) qui va subir la plus terrible, la plus dégueulasse des agressions dès les premières pages du livre.
« Colette, comme ses parents, n’avait reçu aucune éducation religieuse et sa mère n’en avait jamais parlé, elle s’était contentée du baptême, selon elle, c’était suffisant. Aussi Colette n’avait-elle aucune idée de ce que pouvait contenir une prière. Elle n’aurait d’ailleurs pas voulu « réciter » quelque chose de tout fait, des mots dont les autres se seraient déjà servis. Ce qu’elle ressentait au fond d’elle était éminemment personnel…et indicible. Pourtant, ainsi assise par terre, les bras enserrant ses genoux, c’est bien une sorte de prière qui se déroula dans sa tête, sans mots, sans images, un flux d’impressions pénétrantes, fuyantes et douloureuses. Elle pleurait mais ne savait pas pourquoi.
Alors elle s’ébroua. «
Entrent en jeu de manière inattendue Georges, mystérieux, impavide, expérimenté, l’un des chefs des services secrets qu’il connaît dit-il depuis l’Antiquité, et puis, pleins d’autres personnages que je ne peux pas appeler ici.
A la manière de, pourrait-on ajouter, Pierre Lemaitre va insérer dans l’histoire de cette famille qui pourrait presque se suffire à elle-même, un vrai roman d’espionnage, en hommage à John Le Carré, qui va faire basculer François à Prague pour y prendre la place d’un espion tchèque bientôt rapatrié clandestinement en France. Mais non, je ne peux pas, non je ne peux pas vous en dire plus, sinon je vais vous enlever le sel de la bouche. Parce qu’il est salé son livre à Lemaitre, parfois un peu sucré aussi, parce que la tendresse, l’infinie générosité, l’affection qu’il porte à ses personnages elle est toujours là, un peu poivré aussi, et du poivre de Cayenne, qui pique fort. Et plein d’autres épices encore.

C’est un livre multiformes, on y trouve tout ce que l’on aime dans les histoires que l’on nous raconte, de l’amour, de la violence, du sexe, avec son style bien à lui que l’on a appris à goûter depuis « Au revoir là-haut »,
léger, virevoltant, espiègle, piquant, épinglant le ravi de la crèche, écorchant la petite bourgeoisie montante de ces années-là, quand le progrès technologique commence à envahir les maisons et les cuisines en particulier, étrillant cette bourgeoisie arrogante, étincelant, lorsqu’il nous concocte cette histoire d’espionnage, truculent et dévastateur lorsqu’avant l’heure il décline d’ un humour ravageur, avant-gardiste, les futurs grands sujets de société ( le nucléaire et les catastrophes que cela va entrainer, la dissimulation de la vérité, les technologies qui vont défoncer la société au lieu de l’améliorer, les violences sexuelles, des pièges de l’information à la rancœur de la politique parisienne, il est partout. Et ça marche. Ça marche aussi, parce qu’il n’est jamais méchant au fond, ses personnages il nous les raconte avec son cœur, on sent qu’il les aime, même les pires, avec sa façon bien à lui de les croquer, de les dessiner et l’on saisit vite de quel côté son cœur penche dans sa façon de regarder l’enfance, les faibles, les moins que rien, la vieillesse.
Ainsi Jean, ce pauvre Bouboule, quand il découvre son père qui s’éteint, comme une flamme de bougie, par petits bouts :
« Louis était alité, pâle mais serein. Il paraissait dormir. En le voyant, Jean fut saisi d’une stupeur muette. Il ne ressemblait pas au père qu’il avait connu, à celui qu’il s’attendait à trouver. Il était plus petit qu’à l’accoutumée, comment était-ce possible ? Ses rides- s’étaient-elles creusées ? Ou était-ce cette position, allongé, les bras le long du corps, dans une version assoupie du garde à vous qui lui fit penser à cette guerre dont autrefois son père avait beaucoup parlé, et qu’il continuait de nommer La Grande Guerre, majuscules comprises ? «
Pas besoin d’avoir lu les précédents opus de cette saga, l’auteur sait habilement replacer, remettre en perspective d’un trait de plume, chacun à sa place, relier les vies, les personnages, les rivalités familiales.
On lit le dernier Lemaitre comme hier, on allait au cinéma voir le dernier Truffaut (ils ne sont d’ailleurs, dans le ton, pas si loin que ça l’un de l’autre, imaginez un script de Pierre Lemaître mis en scène et tourné par François Truffaut. On boirait du petit lait ! Il est… pétri de sincérité Lemaitre.


J’ai été fasciné par le rythme imposé par l’auteur, pas que l’on s’ennuie dans certains livres, mais souvent il y a quelques soupirs, quelques pauses, quelques bémols comme en musique, qui permettent au lecteur, bon ouf, de respirer un grand bol d’air avant de replonger dans son histoire… Mais là, rien de tout ça, aucun temps mort, impossible le soir tard, parce qu’il faut bien dormir un peu tout de même, de poser le livre sur la table de chevet, parce qu’au bout de trois minutes, montre en mains, il nous faut rallumer, et rouvrir le livre pour en reprendre encore un peu de son récit , mené tambour battant , et les yeux écarquillés malgré le sommeil qui plombe les paupières, se demandant… mais quelle péripétie va encore bien pouvoir lui tomber dessus au lecteur. Parce qu’il écrit pour nous le Pierre ! Parce que, au fil des pages, il nous entraîne toujours plus haut, l’histoire ne cesse de monter selon une courbe exponentielle, gagnant toujours plus d’épaisseur, de densité, d’électricité dans l’air. Cette ode au journalisme aussi, cette façon de raconter la grande histoire par le biais de la petite histoire, par touches délicates, infimes anecdotes, clins d’œil permanents au passé, c’est vraiment très fort. C’est sa patte !
Alors, prévoyez pas mal de temps libre, mettez le portable en mode avion, calfeutrez-vous chez vous, et lâchez la bride, c’est parti pour 600 pages de cavalcade, de bonheur, d’aventures, d’extravagances. De littérature.
Jubilatoire.
Un Avenir radieux
Par Pierre LEMAITRE
567 pages Ed Calmann- Lévy