

Voyage au centre de la Mer
Arthur C. Clarke : « Quelle inexactitude d’appeler cette planète la Terre, alors que, clairement, c’est l’Océan. «
« Attache ta tuque et lâche pas la patate ! (Proverbe québécois)
Pour tous ceux qui comme moi ont été « biberonnés « aux pages de « Ces temps où nous chantions » « Sidération » » la chambre aux échos » et bien sûr « l’Arbre monde », ou encore « Orpheo », la parution d’un nouveau livre de Richard Powers est un évènement que je ne pouvais pas manquer. Au fil de son œuvre, j’ai découvert tant de choses sur l’économie, la nature, l’informatique, la Musique, tant de Mondes qu’ils soient numériques, sylvestres ou océanographiques comme dans ce dernier, que je ressens toujours une urgence, qui s’avère vite une nécessité impérieuse pour plonger dans une œuvre qui est bien plus que romanesque, car elle nous conduit aux champs du possible, du plausible, de l’utopie.

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Richard Powers est un écrivain américain âgé de 67 ans, né dans l’Illinois. Passionné dès l’enfance par la musique, le chant et la littérature, il devient au cours de ses études physicien puis diplômé d’un Bachelor d’Arts et de Littérature. Cette appétence pour les arts et la musique irrigue toute son œuvre. Il devient assez rapidement écrivain dans les années 90, avec une approche originale qui lie la physique, la musique, la biosphère, la technologie et les arts. Il ne suffit pas d’être avide de connaissances, faut-il encore les digérer, les exploiter comme des outils, pour créer une œuvre singulière, pleine à elle seule d’ouvertures et de pistes dont sont friands les lecteurs. C’est ce qu’il fit. Comme beaucoup d’entre eux, je l’ai découvert dans une somptueuse saga familiale » le temps où nous chantions », son livre sans doute le plus connu. Une histoire familiale, qui traverse 50 ans de vie américaine, trois enfants, élevés par leurs parents, survolant les races et le temps, dans un amour absolu de la musique. C’est un des livres qui m’a le plus « scotché » dans ma vie de lecteur.

« L’arbre Monde » Prix Pulitzer en 2019 est son autre livre le plus connu, grand récit hommage à la forêt, aux arbres et à l’écologie radicale. Une puissance littéraire stupéfiante.
« Un jeu sans fin » est la traduction française du mot « Playground » qui signifie littéralement plateforme de jeu. Ce concept occupe une place majeure dans l’architecture du livre. Trois récits vont se chevaucher. Celui d’un couple d’amis Rafi Young, noir, et Todd Keane, wasp, informaticien de génie et habile récupérateur et exploiteur d’idées, celui d’Evelyne Beaulieu océanographe, plongeuse hors normes, et un troisième récit, celui de l’Océan. Si Rafi et Todd, meilleurs amis du monde, à l’opposé l’un de l’autre dans leurs parcours de vie, leur origine sociale, vont bâtir une amitié houleuse mais indéfectible, ombrageuse, violente, à travers un goût immodéré pour les jeux, des échecs au jeu de go point cardinal de leur construction intellectuelle, leurs parcours vont peu à peu se séparer, sans pour autant que leur amitié ne s’éteigne complètement. Evie elle tombe très jeune dans une folle passion pour le monde du silence cher au commandant Cousteau auquel elle fait souvent allusion , elle explorera les fonds marins grâce à son bathyscaphe, pour devenir l’une des plus prodigieuses découvreuses de la vie sous-marine, de mondes inconnus , de la vie animale , des raies mantas aux dauphins, des baleines aux poissons les plus colorés et les plus inédits, des coraux fantastiques aux épaves qui peuplent les fonds marins avant de se faire recoloniser par la végétation et les animaux les plus improbables qui vont y refaire leur habitat. Le troisième récit est celui de l’Océan qui a pour moi une place centrale, presque déifiée dans le livre, une sorte de cosmogonie sous- marine. Richard Powers va finir par regrouper tous les personnages du livre via une île du pacifique dans l’archipel de Tuamotu, l’île de Makatea, ravagée par les exploitations françaises de mines de phosphate, abandonnée une fois devenue inexploitable, qui n’est plus habitée que par 82 personnes d’origines souvent diverses. Cette île est choisie par un mystérieux consortium pour y établir, le grand projet du 21ème siècle, la création de villes flottantes.
Le livre est un incessant va et vient entre ces trois univers, nous suivrons et saurons tout de la vie des protagonistes humains depuis leur plus extrême jeunesse jusqu’à leur vie d’adulte. RP va nous balader de mondes marins en découvertes technologiques, des balbutiements de l’informatique aux premiers pas du Web, puis de l’Intelligence Artificielle. Et encore au-delà. Cela ne suffit pas encore à faire un grand roman, une immense épopée, s’il ne traçait pas des chemins, des pistes de réflexion, des interrogations, sur l’avenir du monde, sur l’exploitation de l’IA, le mal ou le bien éventuel que l’humanité peut en retirer.
« L’ère des humains touchait à sa fin. On avait déjà dépassé l’an un de l’ère des machines intelligentes. Une nouvelle forme de vie était apparue qui allait prendre nos emplois, diriger notre économie, faire des découvertes à notre place, être notre amie et arranger nos sociétés à son idée. Et cette ère avait démarré en un clin d’œil, après la plus brève des enfances. «
Si Rafi restera fidèle à des principes que l’on pourrait rattacher à la philosophie d’un Pierre Rabhi, celle d’une sobriété heureuse avec sa femme polynésienne Ina, Todd lui basculera dans un monde technologique et la création de Playground, sorte de tentaculaire réseau social, avatar d’un FaceBook encore plus féroce, dont il deviendra l’esclave, puis pourrait-on dire la victime indirecte. L’argent et la puissance ne font pas tout, car Todd est frappé d’une forme incurable de Maladie neurodégénérative, la Démence à corps de Lewy. Les ressorts de son ambition vont se rompre.
Evelyne Beaulieu, autre grande figure forte du livre, va elle se marier… avec l’océan, rendant caduque sa vie de couple classique. Imbibée jusqu’à la moelle de connaissances océanographiques, elle va saisir le lecteur par la main pour le conduire dans le plus profond des abysses sous-marins, à la découverte d’un monde enchanteur, mais aussi d’un monde qui souffre, d’un monde qui ne pourra pas complètement s’éteindre puis ressusciter sans se débarrasser de l’homme. On le voit les immenses questions de la vie sont posées dans le livre, l’Argent, la technologie, l’écologie, la biodiversité, le numérique, la puissance incontrôlée de l’IA dont on devine que l’auteur en est lui-même terrorisé. Mais RP sait poser avec poésie comme avec pédagogie, les enjeux technologiques de ce siècle.
-Todd, atteint de Démence à corps de Lewy :
« Qu’est-ce que ça peut changer que tu sois conscient ou non ? La conscience, c’est très surfait. D’ici quelques mois, Isabel, mon auxiliaire de vie, me demandera si je suis là, et aucun son que je pourrai émettre ne suffira à l’en convaincre. «
Et d’ajouter un peu plus loin sur l’IA :
« Jusqu’où a-t-il fallu réchauffer l’océan, pour te donner naissance ? Combien d’espèces sont mortes pour que toi tu puisses vivre ? Qu’est-ce que ça voudra dire, d’avoir parmi nous une créature capable de nous donner tout ce qu’on lui demande ? Je partirai sans avoir la réponse. Je ne serai pas là pour voir le coup que tu vas assener à la pensée humaine, les blessures infligées à notre orgueil d’humains, les ravages causées dans la culture humaine par toi et ta descendance, le pouvoir que tu vas réduire en miettes. Je n’imagine même pas quelles autres créatures tu vas engendrer. Celles que tu as créées pour moi suffisent à m’achever. (…) Tu as scanné des milliards d’images, assimilé cent milliards de documents, lu des billions de notes retranscrits. Tu as appris le jeu qui consiste à être humain. Tu joues contre toi-même d’innombrables fois par seconde. Tu as envisagé tous les coups possibles. Je t’ai parlé à corps perdu pendant des jours d’affilée, te racontant tout ce que je sais de ma vie et de celle de mon ami. Tu sais d’où on est partis, ce qu’on était l’un pour l’autre, ce qu’on espérait chacun gagner. (…) Alors maintenant dis-moi comment cette longue partie devrait se terminer. «
Ces questions que se pose l’auteur, il nous les pose à nous aussi. Richard Powers cultive l’art de la Maîtrise autant que la maîtrise de l’Art.
On est happés avec brutalité par ses fulgurances intellectuelles et par leur pertinence.
Jusqu’où ira Richard Powers, mélange de John Irving et de John Huston, tant son œuvre a un aspect paranoïaque comme cinématographique, une forme de gigantisme incontrôlé de la pensée. Bien sûr, les trois récits dont je parle vont confluer en un point unique, l’ile de Makatea où l’on assistera à un dénouement au fond incomplet, parce que le jeu de la Vie demeure incertain et les questions posées encore et peut être toujours, resteront sans réponse.
Tellement de thèmes sont abordés par ce livre démesuré, la Polynésie et ses siles multiples, ses habitants et leur vie à l’écart, mais on parle aussi de racisme, de démocratie, d’impérialisme et de colonisation, son corollaire, de la crédibilité et de la pérennité de la Vie sur Terre . Tous ces récits finissent par s’imbriquer dans un seul et même scénario.
Richard Powers raconte dans ses interviews comment il était tombé très jeune dans la magie du monde sous-marin, foudroyé par sa beauté et s’il n’était pas devenu écrivain, sans doute serait-il devenu océanographe. Sa connaissance du Monde sous-marin est… stupéfiante. Il a l’océan en lui, son érudition est sans limites, et en même temps il reste modeste et humble dans sa manière de le conter, il parvient à faire écarquiller nos yeux d’enfants devant tant de beauté, il donne au lecteur à chaque page une chance de plonger lui aussi dans ce Monde silencieux mais habité. Ce livre est une véritable symphonie dédiée à l’océan et à ses merveilles, et la trame romanesque n’en est au fond que le contrepoint.
« Lors d’une plongée dans l’archipel Raja Ampat, au large des îles des Quatre Rois, elle oublia complètement qu’elle faisait de la science. Elle se sentait comme un bambin au Pays des Jouets, lâchée dans le plus grand terrain de jeu qu’ait jamais vu un enfant. Elle jouait à cache -cache avec les pieuvres, à chat avec les hippocampes pygmées. Elle s’enivrait des zébrures surréelles des anémones coloniales. Ses doigts taquinaient les toiles proliférantes des gorgoniens. Elle faisait le poirier pour épier l’intérieur des fissures à la base des coraux, cachettes de poissons mandarins expressionnistes et d’élégantes anguilles vertes «
« Evelyn (croyait) avoir fait franchir un nouveau pas à l’éternelle aventure du genre humain. Cette pensée lui donna de la puissance. A chaque conférence de presse, elle s’enhardit pour prêcher l’Évangile océanique. Devenir partie prenante de l’océan, voilà qui donnerait une aspiration aux hommes, cette espèce égarée. Et une fois que les humains constateraient de leurs yeux la profusion de la vie sous-marine, une fois qu’ils y vivraient, ils n’auraient qu’une envie : prendre soin des lieux comme si c’était chez eux. »
Ou l’on voit qu’il y a un pas de géant entre l’intention poétique et les actes.
Le long Récit d’une rencontre entre Evelyne et un sépiide géant (sorte de mollusque céphalopode) s’avère hallucinant de beauté marine et se conclut ainsi :
« Le jongleur de lumières se crispa et contracta son corps en une masse rigide. Et sans autre public que l’eau à perte de vue, le chanteur se mit à danser. Ses bras faisaient des moulinets puis se rabattaient le long du corps. Ils pointaient brusquement vers des directions opposées comme dans une chorégraphie de Martha Graham. Le sépiide décrivit des cycles de postures, qui, selon les biologistes, étaient réservés à la confrontation ou à la parade-Mais il n’y avait pas en vue la moindre bête rivale, hormis l’unique humaine qu’il ignorait méthodiquement. Tout son corps blêmit jusqu’ à être blanc, comme l’Antarctique et il se recroquevilla dans une pose de guerrier farouche. Sa peau se hérissa d’une chair de poule épineuse, puis s’embrasa en une flamme. Les bras se firent épées, pour une danse du sabre sans ennemi et sans spectateur. Il frappait d’estoc et de taille, portrait craché de Kali, déesse du temps, du changement, de la destruction et de la création. Le sépiide montait un spectacle. Il jouait. «
Ce livre, pléthorique, ne nous lâche jamais. Peut-être le plus spectaculaire de cet auteur multiforme et visionnaire, d’une intelligence en même temps, évidente, inquiète et confiante. On sort grisé par une telle lecture, avec tout de même un sentiment d’effroi de voir que ce monde nous échappe.
Et de se dire, et non, nous n’avons plus la main !
Je suis interrogatif sur la suite ; que puis-je lire après ça ?
Le relire peut-être ?
RICHARD POWERS
Un jeu sans fin
Traduction par Serge Chauvin
Ed Actes Sud 412 pages