
Pourquoi je ne chroniquerai pas « Molloy » de Samuel Beckett !
Il en est des auteurs, comme il en est des peintres majeurs, des sculpteurs, des musiciens, des grands cuisiniers ou des réalisateurs au cinéma, bref des grands artistes.
Beckett est un immense écrivain et « Molloy » est un livre fastueux, complexe, étourdissant.



Comme Dali a pu peindre le Christ de Saint Jean de la Croix en contre plongée, que j’ai pu admirer plusieurs fois au Kelvingrove Art Gallery and Museum de Glasgow.
Comme le David de Michelangelo à la Galerie de l’Académie de Florence.
Comme « Citizen Kane » d’Orson Wells ou « Le Guépard » de Luchino Visconti dont on ressort de la projection à chaque fois médusé.
Comme un menu décliné en 9 plats chez Sébastien Bras au Restaurant le Suquet à Laguiole.
Comme la Symphonie Fantastique de Berlioz ou la Pastorale de Beethoven, enivrantes.
Comme Boléro ou l’Oiseau de feu, l’impressionnant Ballet de Maurice Béjart.

Comme Éric Clapton et sa Slowhand , dont les envolées lyriques d’un classique du blues nous emportent dans les nuages.

On dépasse l’excellence.

Beckett, dont c’est le premier livre que je lis, s’aligne sur ce registre-là. Un immense auteur avait d’emblée compris Jérôme Lindon, le fondateur des Éditions de Minuit, lorsqu’il eut le premier manuscrit de Beckett entre les mains.
Comment puis-je en faire une chronique alors que tant se sont essayés à décortiquer, analyser, détailler l’ensemble de son œuvre. Que pourrais-je en dire moi qui n’ai même pas de regard plongeant pour embrasser l’ensemble d’une œuvre dont je n’ai lu que ce seul livre.
Quand on parle de Beckett autour de soi, la réponse immédiate est régulièrement celle-ci : « j’aime beaucoup son théâtre. Je connais moins ses romans. «
Parce qu’on a tous attendu Godot un jour, et qu’on n’a pas osé s’attaquer à son œuvre romanesque. Qui est grande pourtant, peut-être plus que son théâtre, moins connue peut-être.

« Molloy » est le premier volume d’un triptyque, qui comprend ensuite « Malone meurt » puis « l’innommable », ces deux derniers directement écrits en Français. Beckett était polyglotte.
« Molloy » se décline en deux parties, écrites de la même façon, avec la même intensité, sans aucun paragraphe, sans respiration, d’un seul tenant, on imagine, écrits tous deux d’une seule traite, sans pause, sans ratures, sans le moindre soupir. Molloy, d’abord, Moran ensuite. Deux récits hallucinés qui s’imbriquent à la perfection.
Molloy est un vagabond, âgé, suceur de cailloux, qu’on imagine décharné, errant sans suite, sans véritable but à la recherche d’une mère qui n‘est peut-être que dans ses souvenirs. Molloy et Moran les deux faces d’une même pièce de monnaie. A la manière d’un Georges Perec, Beckett raconte scrupuleusement, au détail infime, millimétré, l’errance de Molloy. Sa poursuite, dans la nuit face au vent, sa fuite face à l’adversité qui rôde, qui l’enveloppe d’un manteau sombre. Molloy est vieux, il est laid, il est sale, vêtu de guenilles, il a les jambes raides, il marche avec peine, ne rencontre personne, seules les ombres peuplent sa mémoire.
Ici l’ombre !
Molloy, ratiocine, parle à son passé. Molloy rabâche, radote, se parle à lui-même. Qui cherche-t-il au fond ? Sa mère ? son enfance ? Son passé ?
Molloy est malade, de sa jambe folle il pousse avec peine sa bicyclette, il s’engouffre dans un passé cafardeux. Dans ses propres ténèbres.
Dans la seconde partie, c’est Jacques Moran qui tient la corde, un policier dont le mandat est de retrouver Molloy . Pas sûr que cela soit sa véritable mission. Comment s’y prendre, quand les seuls êtres qui peuplent son existence, sont un fils qu’il tient par la terreur, une gouvernante Marthe qui n’en fait qu’à sa tête, un supérieur Youdi qui lui indique sa tâche via Gaber, un sous fifre qui n’en sait pas plus long, dont on n’est pas certain que cela soit de retrouver Molloy.De longs monologues densifient cette histoire, nous sommes chez Fritz Lang avec M le Maudit, nous sommes chez Céline dans son Voyage au bout de la nuit, nous sommes peut-être chez Ulysse qui trace une route sans boussole. Et tant pis pour les exégètes raffinés, il y a ici du Chaplin, il y a du Raymond Devos, pape du burlesque littéraire, Si Si !



« Entre les questions (du commissaire) et mes réponses, je parle de celles méritant qu’on les prit en considération, il y avait des intervalles plus ou moins longs et bruyants. J’ai si peu l’habitude qu’on me demande quelque chose que lorsqu’on me demande quelque chose je mets du temps à savoir quoi. Et le tort que j’ai, c’est qu’au lieu de réfléchir tranquillement à ce que je viens d’entendre, et que j’entends parfaitement bien, ayant l’ouïe assez fine, malgré sa vétusté, je me dépêche de répondre n’importe quoi, de crainte probablement que mon silence ne porte à son comble la colère de mon interlocuteur. «
« Molloy dis-je, je m’appelle Molloy. Est-ce là le nom de votre maman ? dit le commissaire. Comment ? dis-je. Vous vous appelez Molloy , dit le commissaire. Oui, dis-je, ça me revient à l’instant. Et votre maman ? dit le commissaire. Je ne saisissais pas. S’appelle-t-elle Molloy aussi ? dit le commissaire. S’appelle-t-elle Molloy ? dis-je. Oui dit le commissaire. Je réfléchis. Votre maman dit le commissaire, s’appelle-t-elle Molloy aussi ? je réfléchis. Votre maman, dit le commissaire, s’appelle-. Laissez-moi réfléchir ! m’écriai-je. Enfin je m’imagine que cela devait se passer ainsi. Réfléchissez, dit le commissaire. Maman s’appelait elle Molloy ? Sans doute. Elle doit s’appeler Molloy aussi dis-je. On m’emmena dans la salle de garde je crois et là on me dit de m’asseoir. »
Je souris en reprenant cet extrait. Pas sûr que le lecteur soit enthousiasmé à l’idée de poursuivre. Et bien c’est là la force de Beckett, utiliser la forme pour nous parler quête de sens, d’identité, de racines. Il nous emporte dans une quête échevelée, « Qu’est-ce que j’appelle voir et revoir ? «
Molloy, ce paria social, peine à trouver sens dans son existence. « Je suis un craintif, toute ma vie j’ai vécu dans la crainte, celle d’être battu. Les insultes, les invectives, je les supporte facilement, mais aux coups je n’ai jamais pu m’habituer. C’est drôle. Même les crachats me font encore de la peine. Mais qu’on soit un peu doux avec moi, je veux dire qu’on se retienne de me brutaliser, et il est rare que je n’arrive pas à donner satisfaction, en fin de compte. «
C’est le moment de parler un instant de moi, pour refléter ce que je pense, ce que ce livre m’évoque. Je suis soignant pourquoi ne pas le dire. Je suis Gériatre pourquoi ne pas le préciser. Ce livre m’évoque une longue logorrhée intérieure, un basculement dans un autre espace, comme dans celui qu’on peut imaginer chez les déments, vous savez, ceux qui demeurent assis tout le jour, dans l’espace commun d‘un EHPAD, le regard fixant un point au loin, un horizon qui me paraît imaginaire dans un état qui nous semble d’une perplexité, intense, absolue. Je me suis toujours demandé où ils étaient ? A quoi parviennent -ils à penser. Nous bien portants, nous disons, bah, ils ne peuvent plus penser à rien et nous passons vite devant eux en évitant de trop nous arrêter. Ils nous dérangent, nous sommes tellement occupés. J’ai toujours pensé le contraire. Ils sont ailleurs, avec leurs jambes raides, bancals, à pousser leur bicyclette, que dis-je, leur déambulateur à roulettes, vers un passé qu’ils se refusent à oublier. A chercher leur mère ? souvent c’est le cas d’entre eux, lorsque le seul mot qui leur reste est celui-là : Maman. C’est en ce sens que j’ai trouvé, avec mes armes, avec mes outils à moi, ce livre génial, parce qu’il nous fait basculer dans un autre espace de lecture. Il y a un procédé récursif dans le dialogue avec le commissaire comme dans le monologue, la ressasse de concepts de vie à l’infini qui fait mouche.
Cela me touche.
Parce que c’est souvent le langage commun des déments. « Molloy » m’évoque immanquablement ce long cheminement du délirant dans un tunnel de vie, imprenable parce qu’il s’est éboulé derrière lui, au fil du temps, au fil d’une avancée dans la vie, sans marche arrière possible. Ce livre est révélateur de ce que nous sommes vraiment, des êtres seuls, bien souvent abandonnés, projetés dans un vide absolu, dans une névrose assassine, une forme de schizophrénie, où l’on peine à trouver du sens. On se la pose sans cesse cette question. Y en a-t-il du sens ? C’est la vision du monde de Beckett, qui ne croyait en rien et qui a fini sa vie dans une Maison de Retraite bien modeste. Beckett, le plus français des écrivains Irlandais, visionnaire, fait une description terrifiante de la décrépitude, du non-sens, de cette solitude extrême qui voit Molloy ramper. Mais attendez, nos ainés aussi, déchoient, déclinent, rampent, dans leurs couches, dans leur pisse, dans leur merde, dans leurs fauteuils de confort. « Toute ma vie, j’ai craint d’être battu, nous confie Molloy. « Comme eux sans nul doute. Grâce soit rendue aux soignants qui les aiment, qui les aident, qui les touchent, qui les dorlotent.
« Au fond qu’en sais-je maintenant de cette époque, maintenant que grêlent sur moi les mots glacés de sens et que le monde meurt aussi, lâchement, lourdement nommé ? j’en sais ce que savent les mots et les choses mortes, et ça fait une jolie petite somme, avec un commencement, un milieu et une fin, comme des phrases bien bâties et sans la longue sonate des cadavres. Et que je dise ceci ou cela ou autre chose, peu importe vraiment. Dire c’est inventer. Faux comme de juste. On n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d’un pensum appris et oublié, la vie sans larmes, telle qu’on la pleure ».
Je voudrais citer ce si beau passage où Molloy, poète surréaliste, s’adresse à la lune. « Je dus m’endormir, car voilà qu’une énorme lune s’encadrait dans la fenêtre. Deux barreaux la partageaient en trois parties, dont la médiane restait constante tandis que peu à peu la droite gagnait ce que perdait la gauche. Car la lune allait de gauche à droite ou la chambre allait de gauche à droite, ou les deux à la fois peut-être, ou elles allaient toutes les deux de gauche à droite, seulement la chambre moins vite que la lune, ou de droite à gauche, seulement la lune moins vite que la chambre. Mais peut-on parler de droite et de gauche dans ces conditions ? (…) Qu’il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con la lune. Ça doit être son cul qu’elle nous montre. On voit que je m’intéressais à l’astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier. «
Dans la deuxième partie du livre, c’est Moran qui prend le relai. Est-il si différent de Molloy ? pas vraiment. Gaber, un messager falot, impalpable, avec son carnet, est envoyé par le patron, Youdi, pour donner ses instructions à Moran et l’envoyer en mission. Celle de trouver Molloy dans une terre inconnue. Moran partira avec son fils de 14 ans. Un peu plus de soleil dans cette seconde phase ? peut-être un peu plus mais guère. Un peu plus d’humour peut-être. « Une autre fois, ma mission avait consisté à amener la personne dans un certain endroit à une certaine heure. Travail des plus délicats, car il ne s’agissait pas d ‘une femme. Je n’ai jamais eu à m’occuper d’une femme. Je le regrette. Je ne crois pas que Youdi s’y intéressa beaucoup. Je me rappelle à ce propos la vieille blague sur l’âme des femmes. Question, Les femmes ont-elles une âme ? réponse, oui. Question, Pourquoi ? Réponse, afin qu’elles puissent être damnées ». Les féministes apprécieront.
Le récit nous rend parfois mal à l’aise, lorsque Beckett fait de Moran un être vil, scatophage ou coprophage (« je ne dis pas que je m’essuie chaque fois que je vais à la garde-robe, mais j’aime être en mesure de le faire la cas échéant »), avec des digressions sexuelles, (« car mes testicules à moi, ballotant à mi-cuisse au bout d’un maigre cordon, il n’y avait plus rien à en tirer quelque chose, mais j’avais plutôt envie de les voir disparaître, ces témoins à charge à décharge de ma longue mise en accusation. Car ils m’accusaient de les avoir couillonnés, ils m’en congratulaient aussi, du fond de leur sacoche crevée, le droit plus bas que le gauche, ou inversement, je ne sais plus, frères de cirque «) et la scène du lavement rectal de son fils perclus de douleurs abdominales, agressé, terrorisé par son père au point un jour de fuir et de l’abandonner, reste un moment « immanquable ? » de cette histoire.
Mais il y a de l’humour chez Beckett, un sens intense de la poésie aussi qui contrebalance la noirceur du propos comme lorsqu’il évoque « une nuit d’écoute donnée aux menus bruissements et soupirs qui agitent les petits jardins de plaisance la nuit, faits du timide sabbat des feuilles et des pétales «.)
Il y a dans cette vision de l’absurde chez Beckett une parenté troublante avec Camus. Peut-être ce dernier écrivait-il les choses avec un peu plus de… distance ? Mais ce livre demeure bouleversant, pour peu que l’on saisisse la décision de s’y plonger. Il nous travaille de l’intérieur, ces deux personnages qui ratiocinent en permanence, remuent la boue, la fange qui repose dans chaque être humain. Pour y gagner une lecture meilleure de ce que nous sommes ? C’est la vision que j’en ai, celle de cesser d’empiler des couvercles successifs sur les phases sombres de nos existences, une façon de nettoyer les chiottes de nos âmes, parce que ne nous leurrons pas, on peut bien ajouter des couches de cosmétiques, nous ne sommes pas beaucoup plus vaillants que M.
Molloy ou Marone ?

Une lecture analytique de l’œuvre de Beckett, si elle n’a pas déjà été faite, nous apporterait des clés supplémentaires. Comme lorsque Moran convoque cet Obidil (anagramme de Libido !)» dont il faillit parler, qu’il aurait tellement voulu voir de près, et bien ne le vit jamais ni de près ni de loin, et il n’existerait pas qu’il n’en serait que modérément saisi. » Comme le parallèle disproportionné entre la mère si peu maternelle de Molloy souvent évoquée et le fils de Moran auquel il donne chair et sens.
Enfin, la langue, l’écriture libérée de toute contrainte formelle, le style à nul autre pareil, cette exigence à mettre les mots à nu, atteint une forme de grâce qui m’a secoué.
Et donc, je n’ai pas fait une chronique de Molloy qui en serait une analyse critique. Je m’en sens incapable, comme de toute œuvre majeure.
Par contre j’ai contourné la difficulté, une fois ma ceinture de sécurité bien arrimée, une fois les instruments de navigation « checkés », après avoir choisi le bon tempo psychologique, de culbuter dans le vide en faisant surgir un ressenti, une émotion, un dégoût parfois, des impressions inhérentes à tout être humain. Vous l’avez compris, nous ne sommes pas dans du développement personnel, mais le poison de la vie n’est-il pas davantage dans un Feel Good trompeur plutôt que dans l’effort indispensable de voir les choses telles qu’elles sont.
Il existe une biographie somptueuse de James Knowlson sur Beckett, dont il était ami, disciple, et biographe autorisé. C’est un gros pavé que justifie l’œuvre monumentale de celui qui fut Prix Nobel de Littérature en 1969. Je dis ça pour inciter ceux qui comme moi ont envie de plonger dans cette œuvre monumentale, à s’équiper de quelques outils propres à décrypter le champ du possible. Celui d’un écrivain impossible à ignorer, un Victor Hugo de l’absurde, un Sade de l’horreur, le Sartre de la Nausée, un Albert Camus du non-sens métaphysique, un Kafka conduisant l’humanité au Procès.
Bref, un génie littéraire.
Beckett is Beckett ! For ever.
Samuel BECKETT : MOLLOY
Éditions de Minuit
1947
241 pages
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