Satie par Patrick Roegiers

Singulier. Voilà un mot de la langue française que j’aime bien. Je l’emploie souvent quand j’écris une chronique. C’est un mot qui n’est pas trop usité, et qui fait classe, à la fois parce qu’on le comprend tout de suite mais en plus parce qu’on prend conscience que l’on se cogne à une expression qui a du sens et qui est belle. Singulier, c’est vraiment un mot… singulier. Ça veut dire, différent des autres, à part, unique, insolite, surprenant. Ce mot s’adapte très bien à Erik Satie, le nouveau livre de Patrick Roegiers. On dit d’ailleurs plus vite, Satie, en oubliant le prénom, le c ou le k.
C’est le centième anniversaire de sa mort et Patrick Roegiers, écrivain belge, comédien, metteur en scène, critique littéraire, grand photographe qui a su si bien publier des essais sur les plus grands artistes, expose cette fois son ressenti sur Satie. Ce livre, c’est plutôt ça, plutôt qu’une biographie classique et didactique.

J’ai toujours eu un peu de mal avec la musique classique tout en en écoutant régulièrement, ma génération était plutôt pop et Rock Led Zep, Beatles ou Bowie. J’ai un fils qui a fait de belles études de musique classique, passant par le Conservatoire régional de Montpellier, pressenti pour intégrer le CNSM pour finalement bifurquer. Sa connaissance de la musique classique m’a toujours épaté, intrigué, ouvrant sur un monde de notes, de partitions, de styles dont je savais pertinemment que je n’aurais jamais les clefs pour y pénétrer. Lui les avait, comme pianiste d’abord, comme déchiffreur de partitions ensuite, avec une oreille presque absolue capable comme beaucoup de grands amateurs de dénicher qui se cachait derrière une œuvre entendue sur une plateforme, même s’il ne la jouait pas, pendant que moi je    devinais péniblement qui se cachait derrière « PomPomPomPom «  . Il pouvait immédiatement répertorier de par le style, l’époque, les correspondances et souvent sans se tromper, l’auteur, le compositeur, parfois même l’interprète. Il jouait à la maison la gymnopédie numéro 1, une très belle composition, que même une oreille peu entraînée apprécie instantanément. J’ignorais tout de la personnalité d’Éric Satie, les photos connues de lui évoquaient l’image que je me faisais d’un pianiste classique du début du 20 -ème siècle, la barbiche, les lorgnons, le frac et le faux col. Un de plus qui devait passer ses journées à remplir de petits signes incompréhensibles qu’on appelle des notes accrochées à des grilles et des lignes de partitions sans fin. Patrick Roegiers dévoile une tout autre figure, celle d’un personnage extravagant, vivant pauvrement, chichement, par souhait, solitaire, partageant quelques rencontres et quelques verres dans les cafés d’abord d’Honfleur sa ville d’origine puis d’Arcueil où il a passé vingt-cinq ans de sa vie. L’écriture de Patrick Roegiers et surtout son style, au départ très classique, vont muer peu à peu en s‘imprégnant de la personnalité du musicien, se mettant au diapason du caractère de cet homme. Ce musicien n’a connu qu’une femme dans sa vie, défait   qu’elle se soit refusée à lui lors de sa demande en mariage pour ne plus en connaitre d’autre.   Ce pianiste sans piano, composait tout dans sa tête, pour retranscrire ensuite lorsqu’il jouait, avec une mémoire… gymnopédique. Cet homme excentrique, on dirait aujourd’hui une sorte de Bobby Lapointe du classique mâtiné de Dacophilie, avait choisi de vivre sans argent, dans des piaules plutôt que dans un appartement, au mobilier inexistant, un lit brinquebalant, s’autorisant des achats de vêtements par douze pour les complets les chapeaux, ou encore les mouchoirs. On peut dire qu’il souffrait d’une sorte de syndrome de Diogène, vous savez celui qui philosophait dans son tonneau. Satie était un peu du même acabit. Il acheta un jour deux pianos qu’il parvint à grand peine à faire entrer dans sa masure, les empila l’un sur l’autre et les lia avec une courroie, les rendant ainsi inutilisables. Le livre est très bien je trouve, le style faisant l’homme, colle intimement à ce que Satie était, un mélange d’humour baroque, il n’était pas proche d’Alphonse Allais pour rien, de jugements saugrenus et désenchantés au fond, craintif de cette vie qu’il n’aimait véritablement pas, mais incompris car conscient au fond de son génie et de ses aptitudes à révolutionner son art. S’il n’a pas un immense registre, tous ses morceaux sont plein de tact et de sens, ses gymnopédies bien sûr, (« Que faites-vous dans la vie ? Je suis « gymnopédiste ». Quel beau métier !)  mais aussi les Gnossiennes ou ses Trois morceaux en forme de poire. J’imagine le plaisir que les pianistes doivent ressentir à les jouer, tant ils sont subtils et aériens.  Par la suite il s’est surtout montré comme un magicien de l’absurde, cassant les codes et les cordes, raillant les styles, déboulonnant dans les théâtres où l’on présentait des pièces dont il avait écrit les partitions, ou plutôt les avait déstructurées. S’il était musicalement proche de Ravel ou Debussy, il était plus en phase avec quelqu’un comme John Cage et ses 4minutes 33 s de silence. Annotant de manière extravagante ses œuvres, cet artiste du contrepoint n’hésitait pas par exemple lorsqu’il composa Vexations à préciser dans la marge « pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. » Ouvrant la porte au Boléro de Ravel en 1928, par exemple. 

Patrick Roegiers fait défiler dans l’univers de Satie tout le gratin surréaliste, André Breton (qui n’aimait pas Satie comme Boulez d’ailleurs) il enchaînait des relations et des amitiés compliquées par exemple lorsqu’il disait que « Ravel venait de refuser la Légion d’Honneur, mais toute sa musique l’accepte », Picasso bien sûr qui l’aimait beaucoup, Picabia, Cocteau, Poulenc, Duchamp et tant d’autres. Ses échanges avec Alphonse Allais, lorsqu’ils se croisent, valent 10 :

« Comment vas-tu ?
– Au plus bas.

Ou encore Alph son aîné de 12 ans, qui l’appelait Esoterick Satie à cause de son attirance pour les sciences occultes, dont nous dit l’auteur, qu’il n’avait pas prononcé un mot jusqu’à trois ans ;

Pourquoi lui demandait-on ?
Je n’avais rien à dire. »

Cela le flattait presque autant qu’il se payait sa tête. Il savait qu’un jour, viendraient la reconnaissance, la réussite et le succès. Satie prenait cela de haut. Il se connaissait si bien qu’avant d’aller se promener, il énumérait ainsi la fiche signalétique de ses particularités physiques.

« Cheveux et sourcils châtain foncé car il faut saisir la chance par les cheveux.
Yeux gris : pommelés, vifs et malicieux.
Front couvert : comme le ciel de Normandie.
Nez long : pas plus que de raison.
Bouche moyenne : comme la bourgeoisie à laquelle, par sa mise, il faisait mine d’appartenir
Menton large : comme le large qu’on prend en quittant la rade d’Honfleur.
Visage ovale : comme le corps d’une poire.
Taille 1m 657 centimètres
Barbiche : très soignée, bien taillée malgré l’absence de miroir et de cabinet de toilette.
Rien à ajouter
Rien à retrancher. « 

Un inventaire à la Prévert, tout juste né.
Désuet ? pas tant que ça.

J’aime beaucoup lorsque Patrick Roegiers parle de la musique de Satie, qui je trouve n’est pas assez présente dans le livre au profit de la personnalité du musicien. Parlant de Ravel « il s’en distinguait par la nouveauté de son jeu pianistique inégalé et la maîtrise exceptionnelle de se son orchestration. Ravel était debussyste comme Debussy était ravélien, et Satie satiste ; Aucun des trois n’était supérieur à l’autre. Accusé, à tort, de debussysme, Ravel, curieux de nature, s’intéressait à la musique de Satie qu’il connaissait depuis 1893, et jugeait les Gymnopédies « très en avance sur leur temps. »

 « Le philosophe Vladimir Jankélévitch qui a beaucoup écrit sur la musique jouait Satie au piano « et assurait que c’était un homme « indéchiffrable » mais qu’il était aussi « problématique ». Il avait étudié de près sa création et en déduisait qu’il composait le matin, à jeun, dégrisé des excès de la veille, parfaitement réveillé, après l’ivresse de la nuit. Il précisait sur sa lancée que « la musique c’est l’art du temps, volatile comme une bulle de savon »et ajoutait, en conclusion, qu’elle était précaire, fragile, périlleuse et clandestine » et n’était en fin de compte que du presque rien «.  Elle était inutile au monde mais « apportait de la joie ». C’est cela qu’était la musique de Satie. « Plus loin, Roegiers précise que Satie refusait la profondeur et la pénombre, ne créait que des choses courtes, quelques secondes, une minute était très longue pour lui, une heure n’en parlons pas. Il excellait dans la brièveté. « 

On croise tout le beau linge parisien de l’époque, des cabarets, des concerts, des théâtres, des artistes qui se libérait du joug des contraintes, des règles dans la musique, la peinture ou la littérature, intégrant un humour iconoclaste « si vous voulez vivre longtemps, vivez vieux. « On prend énormément de plaisir à flâner dans cette vie pauvre d’argent mais riche de sensations, si inventive, loin des crédos actuels.

« Satie nous dit Roegiers avec beaucoup de finesse, était le maître de la durée et il se réjouissait que Cage et Glass marchaient sur ses traces dans le traitement de la durée et la temporalité de la musique ». Le Temps était leur langage commun. Cage avait opté pour la recherche et la découverte incessantes de nouvelles sonorités. L’arithmomanie de Satie, perçue erronément, était un principe formel. La répétition à satiété d’un même motif, repris sans cesse, jusqu’à saturation, « Satie-ration », avec des modulations, des ralentis alanguis, proches de l’endormissement, de subites accélérations, aussi soudaines que des sursauts, s’avérait un principe de création parfaitement actuel, des plus contemporain. Satie était de son temps, en avance sur son temps et hors du temps. Sa musique était intemporelle et temporelle, elle remettait en question non seulement le temps musical, mais la question même du Temps ».

Avec une écriture toujours très musicale, c’est sûr, Patrick Roegiers, faisant fi du temps et des époques, convoque dans un long dernier chapitre, au surréalisme enlevé, toutes les grandes pointures artistiques, pour la fin de vie et la mort de Satie. C’est la partie la plus émouvante, touchante et troublante de ce livre, beau comme une Gymnopédie.

« Tout le monde aimait Satie, nous dit Patrick Roegiers, de Guy Debord à Francis Ponge, d’Orson Wells à Woody Allen, de Carlos Saura à Magritte, de Sempé à Jankélévitch. Tous les grands génies des arts et lettres. Et tous les amateurs obscurs comme moi.

Un être blagueur mais d’une tristesse et d’un désenchantement tel qu’il disait « que l’homme est aussi fait pour rêver que pour avoir une jambe de bois. » Ou bien lors de la fin de sa vie cet échange avec Blaise Cendrars, au patronyme composé de braise et de cendre, où Derain confiant à Cendrars l’immensité de son chagrin. « Je n’ai eu que deux ou trois amis dans ma vie ». Et Cendrars, qui tenait Satie pour le plus grand musicien français, le « seul moderne », avait répondu, avec des larmes dans la voix : « c’est déjà beaucoup. Je n’en ai pas autant ».

Patrick Roegiers, instille son immense culture dans le cœur et l’âme du lecteur, il tient là un récit émouvant, accordé, désenchanté, sans fausse note, féroce parfois, un  livre à contre-courant de notre époque actuelle  et rend grâce et hommage , à un créateur, singulier.  

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