RENTRÉE LITTÉRAIRE 2025


J’ai toujours lu Sorj Chalandon.
Enfin, d’aussi loin que je me souvienne, et même si j’ai manqué sa période dessinateur de presse, nous nous échangions fébrilement avec les copains de fac ses percutantes chroniques sur le conflit Nord Irlandais entre les Républicains catholiques et les Loyalistes unionistes protestants, l’IRA provisoire voulant mettre fin à l’autorité britannique en Irlande du Nord. Ça bardait là-bas !
Je ne peux pas oublier ses longs articles dans les pages de Libération première version, pleins de chair (à canon !), d’images, de bruit et de fureur, de romantisme sanglant et de réalisme à la Ken Loach, en tournant ces pages qui vous laissaient de l’encre noire au bout des doigts.
J’aime tout dans ses livres, son diptyque « Mon Traître/Retour à Killibegs », sans doute le livre que j’ai le plus offert autour de moi, mais aussi « Profession du père », Le quatrième mur », le si poignant « Enfant de Salaud », « une Promesse », « La légende de nos pères » ou « l’Enragé » en 2023, qui aurait tant mérité le Goncourt, et qui a contribué à nouer une relation si particulière et si étroite avec ses lecteurs.
« Le livre de Kells », ce livre qu’on attendait depuis deux ans, parce que Chalandon fait partie de ces auteurs que l’on s’oblige à suivre à chaque parution, et que l’on détaille avec fébrilité, impatience, ne déroge pas à son tempo, même s’il pourra dérouter certains de ses lecteurs.
D’abord, quel beau titre.
Le livre de Kells, c’est le trésor national irlandais que j’ai eu la chance de contempler, fasciné, lors d’une visite au Trinity Collège de Dublin, il y a une quinzaine d’années, où ce manuscrit pierre de voûte de l’art religieux médiéval irlandais fait frissonner
d’admiration les amoureux des enluminures et de la calligraphie de l’art monastique irlandais.

Mais Kells c’est aussi le nom de guerre du jeune Sorj, lorsqu’il quitte Lyon, sa mère aimée qui l’a sevré d’étreintes car prisonnière de son père, l’Autre, haï, figure tant détestée d’une grande partie de son œuvre.
« J’ai regretté de ne pas pouvoir reprendre le chemin de Kells. Et offrir ma peau à des moines copistes de l’an 800. Je ne voulais pas fuir cette vie mais en construire une autre. «
Dans une première partie enlevée mais sombre, un brûlot, une tranche de vie, comme le chantait François Béranger, fascinante et terrifiante par instants, car tel un documentaire nous suivons le jeune homme aux abonnés absents dans les rues de Paris, clochardisé, sans le sou, sans presque rien dans son sac lorsqu’il ne se fait pas cabosser et voler, hormis une carte postale pliée en deux dans la poche arrière de son pantalon sale, représentant le trésor irlandais, une attestation d’émancipation accordée par son père, un exemplaire de la Nausée de Sartre, et un Corneille de 100 francs.. qui va vite disparaître.
Lorsqu’il met enfin la tête hors caniveau, c’est pour grappiller du travail au noir.
« Je me présentais aux offres pour les non-qualifiés, les extras, les bras en plus. J’ai été nettoyeur de poubelles, dans une clinique de banlieue, trieur de fiches de restaurant aux œuvres universitaires, plongeur dans un restaurant grec, peintre de vitrines de Noël, laveur de carreaux dans une école maternelle, livreur pour un chapelier, nettoyeur de matériel de construction, vigile dans un garage, réceptionniste de nuit dans un hôtel, terrassier. Un jour, deux, une semaine jamais plus. Payé de la main à la main en liquide. Billets, pièces, casse-croûte, paire de chaussures usagées, une autre forme de mendicité. »
Mais obstiné à rester, et ne pas rentrer la queue basse à Lyon. On retrouve avec bonheur, le style, la patte de l’auteur reconnaissable entre toutes, un rythme d’écriture dense, addictif, précipité, urgent. J’ai tourné les pages avec impatience tant j’avais un sentiment de proximité avec lui, me sentant présence invisible à ses côtés lorsqu’il traîne, erre dans les rues, par temps chaud comme en hiver, trempé par les pluies, gueux solitaire guettant la moindre piécette le regard rivé à la chaussée, à la recherche impérieuse d’un porche, d’un pont, la cave d’un immeuble en construction pour se protéger du froid et des intempéries par des cartons, des journaux à même la peau, faisant la quête , tendant la main, par solidarité disait-il aux passants. Comment font-ils aujourd’hui pour subsister, ceux qui font la manche, avec le cash disparu ? Ils mettent un RIB dans leur chapeau ? On fait un paiement sans contact?
« J’ai marché le jour, la nuit, sous le vent du nord et dans le froid. Je me suis réfugié au cœur du pire. Un parking gelé, une décharge à ordures, une vespasienne. Mes pieds étaient brûlés. Ma peau lacérée. Mon ventre, dévoré par le mépris de moi-même. Je n’étais plus un homme, j’étais une défaite. «
On a envie de paraphraser Brel, non Sorj, t’es pas tout seul !
Son expérience désastreuse des drogues hallucinogènes, racontée avec humour et brio vaccine à vie celui qui serait encore tenté de céder à ces « paradis » empoisonnés.
C’est réellement la partie forte du livre, Sorj nous montre que la ténacité, le courage physique et moral, l’instinct de sauvegarde vont le faire mûrir, le faire grandir dans une vie où l’Autre, le père honni reste toujours en arrière-plan, en filigrane, comme une proie de l’ombre toujours prête à surgir et à envahir ses pensées.
Il y a du Dickens, du Victor Hugo, du Eugène Sue dans cet autoportrait, le style, amis, quelle écriture, la plume trempée dans l’encre noire et épaisse de la misère.

J’ai beaucoup pensé à deux auteurs que j’encourage amis lecteurs à découvrir, celui du psychanalyste Patrick Declercq « le sang nouveau est arrivé » et « les naufragés », puis celui d’une autre psychanalyste Sylvie Quesamand Zucca « je vous salis ma rue », sur la vie et les nuits des clochards parisiens, des abandonnés, des sans domicile fixe qui sont en réalité des sans domicile du tout, de ceux qui n’auront jamais leur chance, chance que Sorj finira par saisir dans un engagement politique auquel il n’était pas du tout préparé.

La deuxième partie pourra décontenancer certains lecteurs, Chalandon solde son passé militant, nous suivons la progression du jeune Kells dans l’aventure du groupuscule gauchiste des années 70 « la Gauche prolétarienne », celle d’Alain Geismar et… de Jean Paul Sartre. Un engagement radical, brutal, violent, où les échanges et les conflits avec le groupuscule d‘extrême droite « Ordre Nouveau » se réglaient à coup de barre de fer et de nunchaku, où les crânes saignaient, où les manifs n’étaient pas bon enfant et n’avaient rien de folklorique, où les flics n’étaient pas les moins enragés des protagonistes. C’est une période que j’ai bien connu étant à peine plus jeune que l’auteur, les idées, les mouvements, les réflexions avec lesquelles j’ai plus que flirté, des moments d’histoire commune où l’on croyait changer le monde par une forme de violence, physique comme idéologique, nourrie de textes révolutionnaires, une violence déjà contenue dans les rapports de classe, dans le travail en usine où les intellectuels infiltrés devenaient « Etablis » , les banlieues où le racisme n’était pas moins présent que maintenant, où les foyers d’immigrés rimaient avec Sonacotra, où l’exploitation des sans-papiers se faisait sans une once d’humanité, où les autogestionnaires de Lip et de Charles Piaget insufflaient un peu d’espérance. Pas grand-chose n’a changé, Chalandon raconte très bien cette période, au fond récente de notre histoire politique et militante. Le bémol que j’y apporterai est l’intérêt relatif pour le lecteur non politisé ou non sensibilisé à cette gageure politique qu’il y aurait à baigner dans ces 50 nuances de rouge. Cependant, il y a cette chaleur humaine, cette bonté même, cette humanité, cette main tendue presque religieuse du militantisme que Chalandon nous dépeint avec vigueur, talent, inspiration, comme dans le défilé monstre en hommage à Pierre Overney.

Cette partie du livre est l’histoire d’une Génération. C’est l’histoire de ma génération, celle racontée dans les livres d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman. Personnellement, elle me touche. Elle me renvoie à mes rêves, c’est un retour vers ma jeunesse, à celle de beaucoup d’entre nous qui rêvaient sur ce qu’était le peuple
» dans le fracas des usines , le feutré des bureaux, le silence des hôpitaux, l’odeur du bois , d’acier, de caoutchouc des fabriques , dans l’obscurité de la mine, la violence des mers nourricières , devant un tableau noir d’école, sous la charge des gravats, la chaleur du fournil, le poisseux des abattoirs sanglants, au chevet des malades, dans le regard des mourants , sous les ordres d’un patron, les brimades d’un contremaitre , les colères d’un chef de cuisine, sous la pluie d’un chantier, au pied du chêne à abattre, au volant d’un camion, penché sur son ouvrage, courbé dans ses labours, enfoui sous un capot, réfugié dans la réserve d’un magasin. «
Hugo vous disais-je ?
La force du livre est de faire le liant avec tous ses livres passés, par la présence insistante de l’Autre, le père, « ce salaud de père », dont l’image revient de façon récurrente, mais a peut-être aussi servi au jeune Sorj à ne plus retomber dans ses griffes.
Comme chez tous les militants, déçus mais sans regrets de leurs parcours, il ressort une forme de pureté et de naïveté de ce récit, surtout lorsqu’il bascule d’une route qu’il croyait bien tracée vers un chemin empli de doutes, lorsque » le compagnon de route devient le compagnon de doutes «, où il faut reconnaître « qu’un temps arrive, celui de passer à autre chose ». Ce sont plein de petites morts, plein de renoncements que Chalandon partage avec son lecteur.
Je me suis retrouvé dans Kells, même si le petit bourgeois que j’étais alors, n’a pas connu cette misère qui fut la sienne.
C’est un beau livre, Sorj, certaines phrases ont mouillé mes yeux de larmes. « Nous ne sommes pas contre les vieux, nous sommes contre ce qui les fait vieillir. « Nous sommes de cette génération qui se retourne vers son passé, vers nos illusions perdues, vers nos espoirs manqués, mais fiers toutefois d’être restés fidèles et sincères à nos engagements de justice, de croyance en un avenir meilleur, avec une question lancinante, Sorj, pourquoi ça a foiré ?
Sorj Chalandon: Le livre de Kells
Éditions Grasset 384 pages
2025
Et si on en apprenait un petit peu plus ?