

Entré à la Colonie Pénitentiaire du Palais à Belle Ile en Mer, la bien nommée, le 16 mai 1927, Jules Bonneau dit « La Teigne » en sortira à 20 ans, 10 ans plus tard.
Découpé en deux parties, presque indépendantes et en même temps astucieusement mêlées, Sorj Chalandon nous emmène dans un Monde que le lecteur ignore probablement totalement, celui des Maisons de Correction, ou de Redressement, comme l’on disait encore dans les années 60, les colonies pénitentiaires, tout simplement le Bagne pour enfants, l’antichambre de Cayenne. On y place les orphelins, les enfants abandonnés, les voleurs de pommes, les chapardeurs, les rebuts de la société, ceux dont on ne sait pas quoi faire à cette époque, les petits, marginaux, seuls, abandonnés. Est-on si loin de cette vérité encore aujourd’hui ? Les conditions de vie y sont terribles, les brimades permanentes, les violences, les sévices sexuels, quotidiens, les privations de longue…. Pas sûr que l’on redresse grand monde là-dedans !
Là où paradent les gardiens , eux même frustrés de la vie, alcooliques, anciens poilus pour certains, et qui ont trouvé un exutoire à leur propre solitude. La description est terrible, parfois insoutenable. On a l’habitude de lire, de voir, d’entendre, la misère aujourd’hui, sous tous ces angles, toujours est-il que cette dureté-là est difficile à lire. Mais Chalandon sait faire, sait trouver les mots, les phrases, pour décrire sans complaisance une réalité qui nous est étrangère.
« C’était quoi la morale ? Laisser le bouillon à un enfant et garder la viande pour soi ? «
« Je n’ai pas droit aux sentiments. Les sentiments c’est un océan, tu t’y noies. Pour survivre ici il faut être en granit. Pas une plainte, pas une larme, pas un cri et aucun regret. Même lorsque tu as peur, même lorsque tu as faim, même lorsque tu as froid, même au seuil de la nuit cellulaire, lorsque l’obscurité dessine le souvenir de ta mère dans un recoin. Rester droit, sec, nuque raide, N’avoir que des poings au bout de tes bras. Tant pis pour les coups, les punitions, les insultes. S’évader les yeux ouverts, et marcher, victorieux dans le sang des autres, mon tapis rouge. Toujours préférer le loup à l’agneau. »
Le 27Aout 1934, sans préméditation véritable, 56 enfants s’évadent, font le mur, dans un désordre indescriptible, avec une violence à la hauteur de leur frustration. Ils s’échappent des murs du Fort Vauban. 55 seront retrouvés, avec l’aide active de la population et des touristes (! ) qui se prêtent au jeu, aidés en cela par une récompense, une pièce en argent de 20 Francs. C’est le prix d’un enfant.
Un seul ne sera pas retrouvé. Jules Bonneau (quel nom, quelle trouvaille !), dit « La Teigne » .
Si toute la première partie est historique, la seconde est « romancée ». Chalandon s’empare d’un vide existentiel, se coule dans la vie de Jules, se l’approprie, l’imagine, la vit , en dessine une incroyable réalité. Avec force et luxe de détails, sur la marine et la pêche, sur les rencontres avec de belles âmes (il y en a tout de même !) nous allons suivre la renaissance, la résurrection de Jules, qui devenu mousse, va naitre de cendres jamais éteintes. On croise, des personnages fascinants dont les visages se déminent, un patron de pèche Ronan, qui va lui redonner espoir et valeurs, et amener peu à peu cet « Enfant Sauvage » , de l’ombre à la lumière, Sophie une infirmière « faiseuse d’anges », Alain un matelot communiste, mais aussi Paxdo un réfugié basque et tant d’autres.
Jusqu’à Jacques Prévert, en vacances sur l’ile, dont on apprendra comment il a écrit son Poème, « La Chasse à l’enfant »
« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements,
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens. »
Si la première partie est le terreau d’une vengeance (« Venge nous de la Mine » lisait-on dans « le Jour d’avant », « Venge nous du bagne » pourrait on paraphraser ici ) la seconde partie sera plutôt celle d’une rébellion et d’une rédemption , même si la violence et la haine ne pourront jamais disparaitre de « la Teigne ».
Ce livre est une splendide fresque historique, humaine, à la Hugo, à la Zola, à la Pierre Lemaitre aussi pourquoi pas, tant on flirte avec la violence allusive de cette époque, on est si loin de la littérature bien-pensante et convenue, le style, l’écriture collent parfaitement à l’histoire. Il existe bien dans ce onzième roman de l’auteur, un style Chalandon, fait de phrases, courtes, sèches, rugueuses, et tellement touchantes.
« On « ne s’évade pas d’une ile, on longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer ».
« L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine ». ?
« Depuis l’enfance, ne pas parler des choses, se taire était une façon pour moi de ne plus les faire exister ».
« Pour apprécier la terre ferme, il faut goûter de la mer molle. Cet infini qui nous échappe, se dérobe sous la quille, se rue sur l’étrave comme un taureau furieux. Tout ce temps, j’ai espéré affronter ce vent là, ce courant-là, cette violence-là. Pas ce que nous imaginions de l’océan derrière le haut mur, mais lui en face, en personne. Cette immensité bruyante, qui pourrait étouffer notre bateau entre ses bras de mer. Le rompre, en faire du petit bois, alimenter le bucher de nos vanités. «
Impossible bien sûr de citer un florilège de belles phrases, il y en aurait trop. C’est le mérite de l’écrivain.
Deux remarques. Connaissant bien Belle Ile, j’ignorais tout de cette histoire. Lorsqu’on arrive au Palais, on n’y reste pas, on débarque, on récupère son sac à dos et on rejoint le sentier côtier pour faire le tour de l’Ile, en cinq jours. (Et qu’elle est belle cette ile !) J’aurais désormais du mal à y revenir sans penser à « la Teigne ».
Enfin, Je ne savais pas Chalandon, Breton, Ilien et marin, dans l’âme et le cœur à la fois, dans sa façon de parler, d’écrire et de partager sa connaissance de la mer, des bateaux et de la pêche.
J’ai aimé ce livre, vous le comprenez. Ce commentaire un peu long n’a qu’un seul, but, vous faire partager l’amour pour cette littérature, si éloignée du nombrilisme français, et en même temps si proche de la douleur et la chaleur intime. Qui mieux que lui, « Enfant de Salaud », pouvait débusquer les mots venus de l’intérieur pour évoquer ainsi la souffrance de l’enfance. (La sienne ?). Un grand livre.
Goncourablement Recommandé.
POST SCRIPTUM :
J’aime les livres de Sorj Chalandon. Je les guette même, comme je le faisais autrefois lorsque j’allais au cinéma, voir le dernier Truffaut, ou comme encore je languis du dernier Cabrel. Comme lorsque je lisais ses articles dans Libération sur la guerre d’Irlande. « Mon Traitre » et « Retour à Killybegs », furent des chocs littéraires pour moi. Celui qui fut tout de même Prix Albert Londres m’a toujours touché par des histoires, mêlant intimement et parfois cruellement, politique, force sociale et histoire humaine. De la très belle littérature en fait. Je pense que chacun d’entre nous a dans son Panthéon littéraire, musical, cinématographique, artistique, des artistes-repères, qui au fil des ans nous accompagnent, comptent, nous structurent dans nos pensées et dans nos façons de voir le monde. Nous font évoluer aussi bien sûr. C’est dire à quel point le rôle de l’écrivain est majeur, il peut changer tant de choses en nous ! Ainsi, j’aime Wallace Stegner Jim Harrison Philip Roth ou Joseph’ O Connor, mais aussi Francis Cabrel Alain Bashung et Neil Young, ou enfin Truffaut, Godard, Chabrol et Spielberg, quand je ne suis pas chamboulé par les « Pochoirs de Banksi », vous savez tous ces compagnons de route au fond ordinaires , mais artistes, mais proches de nous parce que nous découvrons que nous avons avec eux tant de choses communes, à la différence près, et de taille, c’est qu’ils ont ce talent si particulier de les accoucher pour les faire vivre. Après les deux premiers livres cités, j’ai dû lire à peu près tout ce que Sorj Chalandon a pu écrire. Avec parfois des bonheurs variables, j’ai plus aimé « Enfant de salaud » que « Profession du père », été conquis par « le Quatrième Mur », été ému par « le Jour d’avant », aimé profondément « une Promesse » ou « la Légende de nos pères ». Sorj Chalandon sait, écrire dans un style, sec, âpre, sans fioritures, aller vite et fort, avec une simplicité qui nous désarme et donc nous touche, nous prenant de plein fouet, comme un direct à l’estomac, nous laissant la tête emplie d’émotions , de réflexions, de discussions et de débats jamais tranchés. Au fil des livres, j’ai découvert qu’il y avait, un style Chalandon, ce qui n’est pas mince pour qui prétend écrire. Quoi de plus difficile que de se mettre dans la peau d’un enfant, de l’imaginer, le faire parler, vivre, fauter, aimer, risquer sa vie, faire des plans, prendre des risques, se révolter, chercher son humanité. C’est pourtant ce qu’il fait de mieux. Mon allusion à François Truffaut n’est pas anodine, j’ai toujours ressenti une parenté entre ces deux hommes. Se sont ils connus, rencontrés, lus ou vus ? Qui mieux que Truffaut a su parler des enfants, de l’enfant rebelle, parce que meurtri, qu’il fut, que ce soit dans « les 400 Coups », marginal dans « l’Enfant Sauvage » ou même différent dans « l’Argent de poche ». Qui mieux que Chalandon a su dépeindre le trouble douloureux de l’enfant face à son papa dans « Profession du Père » ou « Enfant de Salaud » ?
J’ai perçu « l’Enragé » comme une fascinante métaphore. Souvent, les écrivains nous disent, nous parlent de leur étonnement face aux réactions de leurs lecteurs, de ce qu’ils ont reçus d’eux, alors qu’ils n’avaient même pas glissé de telles Intentions, comme si une autopsychanalyse avait eu lieu. Et J’aime ce titre « l’Enragé ». Il me rappelle des périodes où l’on rêvait que tout pouvait basculer, et qui nous ont été volées. Je le ressens donc comme une métaphore puissante (un pressentiment ?) de ce que l’humanité vit et subit en ce moment, à l’heure où de partout les Soulèvements de la Terre meurtrie se multiplient, où les puissants cherchent à se gaver une dernière fois, en privatisant l’eau et la terre, où les forêts hurlent et brulent, où les mers se réchauffent, où les calottes glaciaires fondent dangereusement. Je ne peux m’empêcher de deviner en filigrane à travers le personnage de Jules Bonneau (quelle trouvaille ce nom !), la nécessité impérieuse d’un réensauvagement du monde.
Qu’attendons nous, nous aussi, pour devenir des Enragés, des Teignes, des Jules Bonneau, afin de mordre, aussi férocement que possible les imposteurs qui n’en peuvent plus de nous faire avaler mensonges et couleuvres.
Je ne peux imaginer un seul instant que ce livre, que cette histoire ne puisse être un jour filmée, tant elle regorge de ressorts cinématographiques puissants. Qui mieux que Truffaut aurait pu filmer la vie et la révolte de Jules Bonneau ? Une femme certainement ? (Jeanne Herry ?)
Sorj Chalandon
L’Enragé
Editions Grasset
416 pages